L’urgence écologique s’impose ; le GIEC en analyse les causes « anthropologiques ». Dans la crise globale de nos sociétés, le mot est bien trop vague. Or le marxisme analyse la société : le marxisme est-il utile à l’écologie, l’écologie au communisme ? Opposition ou convergence ? Quelles passerelles entre les deux ?
Un problème à paramètres multiples
À la différence des animaux qui cueillent, butinent, les humains produisent pour se nourrir et, ce faisant, transforment le monde. Mais les logiques de production induites par le capitalisme conduisent à des prédations, ou des pollutions.
Est-ce soutenable pour la vie sur terre, la planète ? La question se pose dans le capitalisme, mais aussi pour le communisme dont le but est « de chacun selon ses besoins », et le mot d’ordre théorique « abolir le capitalisme » n’évite pas la gestion immédiate du réel avec ses obstacles.
Car les besoins augmentent. Peut-on nourrir, par exemple, une population mondiale en corrigeant les inégalités, en aidant les pays pauvres à vaincre la faim avec une agriculture traditionnelle seulement ? Comment apporter à tous un accès à l’eau potable? Ces inégalités s’ajoutent à celles croissantes dans les pays dits riches où des millions subissent pauvreté et précarité.
L’urbanisation bétonne, la surpêche ravage les océans, la déforestation restreint les espaces naturels, mettant en contact humains et organismes vivants invasifs (zoonoses et pandémies). On évoque un effondrement de la biodiversité comparable à celui de l’ère secondaire. Les phénomènes extrêmes deviennent répétitifs. L’ensemble impressionne sur le moment mais ne provoque pas d’actions suivies dans le temps et ne pourra être ensuite réduit qu’au bout de longs siècles.
« Faire surgir du communisme et dépasser le capitalisme, c’est rassembler sur des buts concrets contrôlables, c’est aller vers un élargissement de la démocratie à tous les niveaux, avec une attention particulière à l’environnement en “produisant autrement”. »
Le capitalisme, crispé sur ses propres logiques de développement, semble incapable d’aborder de front tous ces défis. La pandémie a révélé au grand jour ses contradictions sociales et environnementales. Nos modes dominants de production et de consommation sont en cause. La démocratie stagne ou est en recul ainsi que l’approche rationnelle des choses, alors que se pose la question d’inventer de nouvelles formes de relations sociales pour dépasser crises écologique et sociale. Le mode de production capitaliste arrive ainsi à ses limites.
L’analyse marxiste est-elle disqualifiée ?
Pourtant les tenants de l’écologie politique déclarent les marxistes disqualifiés d’avance car ils seraient « productivistes ». On peut rappeler que le productivisme se caractérise lorsque la valeur d’usage d’un produit (un bien, un espace…) est négligée pour d’autres objectifs. Dans les pays de mode capitaliste de production, elle s’efface devant la valeur marchande qui permet plus-value et profits au mépris des conséquences.
Or les humains produisent et marquent les milieux où ils déploient leurs activités en une sorte de « métabolisme » (Karl Marx) avec la nature. Cette empreinte sur le réel ainsi que les transformations des espaces traduisent des rapports de classes (David Harvey ou Razmig Keucheyan). Quartiers populaires dégradés et pollués opposés aux quartiers chics verdoyants, zones industrielles face aux zones touristiques, exportation sans vergogne de déchets bruts vers l’Afrique ou la Cisjordanie, champs immenses traduisant l’exode rural…. On est dans le productivisme.
« Le capitalisme, crispé sur ses propres logiques de développement, semble incapable d’aborder de front tous ces défis. La pandémie a révélé au grand jour ses contradictions sociales et environnementales. Nos modes dominants de production et de consommation sont en cause. »
En face, il est vrai qu’au XXe siècle l’État soviétique s’est construit sous la férule de Staline et sa politique de « rattrapage à marche forcée » des pays industriels. Les pays dits « socialistes », négligeant les influences sur l’environnement, ont développé une production de masse, certes nécessaire, mais en ratant la prise en compte de l’écologie. Ces questions ont taraudé l’ex-URSS avec accidents industriels, prises de risques (mer d’Aral, Tchernobyl) et pollutions. Du reste, après 1991, les dignitaires de l’ex-nomenklatura, devenus oligarques, ont conservé les mêmes logiques productivistes.
Or, dans le contexte de cette époque de guerre froide et de répression, le mouvement ouvrier dans son ensemble a hérité trop longtemps d’une solidarité aveugle avec cette réalité et donc négligé lui aussi l’importance de l’écologie. Pourtant, Marx est très clair : « La force productive principale, c’est l’homme », c’est-à-dire un citoyen responsable et épanoui dans un cadre démocratique. Alors est-il trop tard ?
Quand on perçoit la façon dont, après sa grande peur de 1968, la bourgeoisie a cherché à remodeler la production des biens, cassant les collectifs de travail et rompant la transmission de l’expérience ouvrière, combinant délocalisations, chômage, répression syndicale et régressions du Code du travail, tout en renonçant à traiter les questions écologiques au niveau où elles se posent, on ne peut qu’en déduire que les aspects sociaux et écologiques de la crise sont entremêlés et que les résoudre est devant nous.
L’urgence écologique bouscule la donne
Les avancées techniques peuvent être utilisées par telle ou telle classe sociale et dans tel ou tel sens. Pollutions, guerres, externalités, organisation des chaînes de production, greenwashing, consumérisme, modes et ostentation ont un sens de classe. Le capitalisme sait proposer des solutions techniques.
Le « principe de précaution » est invoqué ou évacué selon les cas en fonction des intérêts politiques ou économiques en jeu (cf. le glyphosate…). Et dans une société où la formation rationnelle recule et la vulgarisation scientifique est sacrifiée au sensationnel, on est loin des débats citoyens nécessaires.
Pour utiles qu’elles puissent être comme moyens d’éducation ou de sensibilisation, les démarches individuelles ne donnent jamais la cohérence, la continuité et l’ampleur comparables à une efficacité collective. Le rôle des États et des lois reste la clef.
Le marxisme se présente comme cherchant un développement rationnel d’une production durable et solidaire dans une démarche démocratique. Il s’agit d’établir un équilibre entre les besoins des humains, la biodiversité et les ressources disponibles dans la durée. Ce qui signifie dépasser les logiques du capitalisme en résolvant aussi la question de l’urgence écologique.
Certains espaces, des « biens », des objets connus sous le vocable de « communs » sont traditionnellement gérés selon des règles admises collectivement ; est-ce une limite au capitalisme ? La protection des « communs » reste souvent très défensive. Pierre Dharréville, député des Bouches-du-Rhône, donne une autre perspective par une proposition de loi afin de mettre les communs sous protection collective (sous l’égide du Conseil économique et social (CESE) avec des comités citoyens communaux chargés de penser cette protection. Ce qui introduit une dynamique dans la définition même des « communs » et permet de les étendre à la production.
« Le marxisme se présente comme cherchant un développement rationnel d’une production durable et solidaire dans une démarche démocratique. Il s’agit d’établir un équilibre entre les besoins des humains, la biodiversité et les ressources disponibles dans la durée. »
L’air, l’eau potable et des fleuves, l’assainissement, le traitement des déchets, les forêts sont ainsi susceptibles d’être pris en compte. Surgit vite la question des rapports sociaux de production à réorganiser, ramenant aux questions antérieures.
Lucien Sève a par ailleurs mis en avant ce qu’il désignait comme le « déjà là » de communisme dans la société actuelle : une coopération mondiale s’esquisse dans le cadre de l’ONU et de ses agences ; localement s’inventent des relations de production de forme non capitaliste, des circuits courts (AMAP, etc.) ; si le mouvement coopératif apparaît comme une issue lors de fermetures d’entreprises, l’ensemble de l’économie sociale et solidaire représente un poids certain.
Ces formes nouvelles sont actuellement « dominées » par le cadre du capitalisme et minoritaires. Montrant que la capacité d’organisation de la société n’est pas l’exclusivité du capital, elles peuvent, leur but affiché n’étant pas le profit, intégrer plus facilement des critères écologiques de gestion.
Les nouvelles s’accumulent : en France, soixante- trois ultra-riches polluent autant que 50% des ménages, les pays riches auraient besoin de plusieurs planètes. De multiples mouvements poussent pour conjuguer justice sociale et environnementale. Transformation sociale et écologique, même combat !
L’environnement, un terrain pour la démocratie et la proximité
Il y a là un véritable défi à répondre à la fois à l’urgence écologique, au défi démographique et à un capitalisme en crise incapable de faire autre chose que d’aggraver l’existant. Les luttes écologiques combinent nécessairement perspectives globales et actions locales contrôlables par les citoyens.
Or la parenté est évidente dans les démarches : lier le local au global de l’écologie et d’autre part lier les luttes ponctuelles et locales à la perspective de dépassement du capitalisme. C’est un terrain, qui, sous des formes nouvelles, renouvelle les luttes anciennes.
Faire surgir du communisme et dépasser le capitalisme, c’est rassembler sur des buts concrets contrôlables, c’est aller vers un élargissement de la démocratie à tous les niveaux, avec une attention particulière à l’environnement en « produisant autrement ».
Les luttes pour la sûreté industrielle rassemblent salariés et riverains, syndicats et associations, dépassant ainsi les oppositions entre emploi et environnement, pour imposer une production propre dans des actions de proximité facilement contrôlables. Dans ces conditions on pourra alors élaborer les contours d’une sobriété nouvelle. Ce débat citoyen concerne alors l’ensemble d’un salariat diversifié, en refusant la conception selon laquelle seuls les plus pauvres seraient des révolutionnaires par déterminisme social.
Avec les recompositions politiques en cours ressurgissent des débats anciens. Des démarches réductrices et ouvriéristes conduisent vite au « solo funèbre » que Marx déplorait pour les ouvriers français de 1848. Antonio Gramsci relevait plus tard que « les forces sociales ne peuvent se construire si elles ne produisent pas un bloc historique », ce qui revient à la nécessité de rassembler. Car les classes intermédiaires (cadres, fonctionnaires…) peuvent avoir intérêt à soutenir des projets nouveaux en terme d’alliance de classes ou de rassemblement dans la diversité des expériences et des démarches. N’est-ce pas aussi faire surgir du communisme à travers les contradictions de la société et du coup donner du sens à la vie de chacun ?
Sur le but et les moyens d’y parvenir
Au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau a développé les idées de démocratie directe et de proximité dans la cité, mais il pensait impossible de l’instaurer dans un grand pays. Les nouvelles techniques de communication permettent sans doute d’envisager des consultations plus larges que par le passé. Par la suite au cours de la Révolution française, l’Arlésien Pierre-Antoine Antonelle, bien moins connu, a le premier élaboré le concept de « démocratie représentative » combinant, étonnante modernité, représentation nationale et vie démocratique locale intense : on est au cœur des débats actuels.
Plus tard, vers 1909, Jean Jaurès réfléchissait pour la France à « une évolution révolutionnaire », anticipant ainsi sur les réflexions de Maurice Thorez qui, dans une interview au Times en 1946, indiquait comment « il serait possible d’aller au communisme par d’autres voies que celles suivies par les révolutionnaires russes », grâce aux poussées du mouvement populaire. Ces réflexions indiquent les pistes d’un dépassement du capitalisme vers un développement durable, solidaire, et placent donc les luttes écologiques au même niveau que les luttes sociales.
L’approche transformatrice n’annule pas pour autant la question de la distorsion besoins/ressources dans le contexte de défi démographique et d’urgence climatique. Au lieu d’en rester à Malthus et au partage d’un gâteau, il s’agit de produire autrement. Par des débats éclairés, il s’agit d’élaborer démocratiquement les règles d’une adaptation aux changements. La question des limites du développement ne cessera de se poser et ne pourra qu’être sinon résolue, du moins recevoir des réponses toujours provisoires et ajustables en responsabilité selon les avancées des connaissances. La question climatique en est l’exemple, mais le problème est le retard à mettre en œuvre les préconisations et donc de repérer les freins.
Produire autrement, limites et sens
Au-delà de mots ambigus comme « décroissance » ou « sobriété », dont le contenu demanderait à être précisé pour avancer dans les débats, les luttes actuelles donnent le sens de la construction du « produire autrement ». On peut avancer quelques axes.
D’abord faire « décroître » les dépenses inutiles (armements, publicité, luxe…). Avancer rapidement sur les nouvelles mobilités, les transports collectifs, des services nouveaux à la personne, la réduction des pollutions, la fin de l’obsolescence programmée, l’amélioration de l’environnement et de la santé, l’isolation des logements, l’adaptation de l’urbanisme, les circuits courts et la relocalisation de la production… Les besoins de commun et de services publics renforcés et renouvelés sont énormes.
Obliger les firmes à lever la propriété intellectuelle sur des brevets utiles à tous (vaccins par exemple), échanges d’expériences, coopérations internationales pour la reforestation ou des grands travaux (au lieu des rivalités voire des guerres pour l’eau sur les grands fleuves, etc.). Les chantiers ne manquent pas pour développer des relations délivrées de l’hypothèque des profits et de la domination.
Si les luttes immédiates assurent l’ancrage dans l’action, leur sens global ne vient que par la perspective dans lesquelles on les place, à savoir le dépassement du capitalisme. Les luttes actuelles donnent le sens de la construction du « produire autrement ». C’est aller vers une « production circulaire » où les sous-produits des uns servent de matières premières pour les autres. La production capitaliste est capable de ce type d’organisation sur des segments courts de la production mais par nature pas à l’échelle de la société, dévoilant ainsi les limites du capitalisme.
La mise en responsabilité et l’engagement des citoyens à l’égard des générations futures sont étrangers à tout positionnement de type positiviste, scientiste où des « sachants », ingénieurs ou dirigeants politiques, délivrent leur vérité, fût-elle fondée. Malgré les difficultés, la démocratie est la condition pour être compris, entraîner des actes de chacun. Le débat public sur le nucléaire civil en est une illustration : si le recours au nucléaire sera nécessaire, devant des réticences de la société, c’est la vulgarisation scientifique et le débat citoyen qui doivent l’emporter contre les peurs et les intérêts privés. On est au carrefour des débats idéologiques : manipulations de l’opinion ou prise de conscience de masse en fonction des intérêts des uns ou des autres.
C’est là le rôle d’une organisation politique. En menant ce débat, le marxisme permet ainsi de dépasser craintes et refus. Il féconde la démarche écologique en lui permettant d’aller au bout car abordant les questions de la production des biens. Nul doute que les marxistes contestés comme porteurs de valeurs écologiques ne soient à même de poser les véritables enjeux de la transition écologique et sociale vers une société non capitaliste de valeur supérieure.
Jean-Claude Cheinet est membre de la commission Écologie du PCF.
Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022