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Le travail est un puissant titre de propriété sur les richesses du monde entre les mains des travailleurs.

Le travail peut être considéré sous de nombreux points de vue :
• anthropologique : comme l’activité qui fait l’humanité de l’homme. Comme disait Marx « ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. »
• économique : le travail comme l’origine principale de la valeur des marchandises.
• psychologique et sociologique : le travail comme la source aussi bien de l’identité sociale et de l’épanouissement des individus que de leur aliénation, de leurs souffrances et de leur servitude.
• philosophique : le travail comme la condition de la liberté et de la dignité.
• syndical : le travail comme objet de revendications pour l’amélioration des salaires et des conditions de travail etc.

Le sens politique du travail
Cet aspect est souvent négligé alors qu’il est sous nos yeux. De quoi s’agit-il ? De ce que le travail représente comme un point d’appui dans la lutte contre la propriété capitaliste qui domine d’une façon illégitime le monde : le travail est un puissant titre de propriété sur les richesses du monde entre les mains des travailleurs.
En effet, les propriétaires capitalistes se comportent comme les maîtres et possesseurs de la planète et de l’humanité. Ce sont eux, comme actionnaires, qui décident en dernier ressort, de ce que doivent produire les entreprises, comment elles doivent produire, dans quelles conditions on doit travailler et comment même on doit consommer. Ils sont certes soumis aux lois du marché et de la concurrence. Mais leur pouvoir de propriétaire est incommensurablement supérieur à la propriété ordinaire d’usage des particuliers.
Aussi, ils prétendent sur le monde à un droit de propriété quasiment absolue, qui est, comme le définissaient déjà les Romains : le droit d’user, de faire fructifier et d’abuser (c’est-à-dire détruire, aliéner à autrui sous forme de don ou héritage etc.) ; bref le droit de faire ce qu’on veut de la chose ou de la personne dont on est propriétaire.
En faisant cela, ils exploitent les humains et les conditions même de toute vie sur terre. La vie humaine et la planète sont réduites au rang de marchandises : achetables, échangeables et surtout jetables.

« Le salaire est une conséquence directe du travail aliéné et le travail aliéné est la cause directe de la propriété privée. En conséquence, la disparition d’un des termes entraîne aussi celle de l’autre. » Karl Marx, Manuscrits de 1844.

Dans le monde du capitalisme, ce qui appartient de droit à tous les humains (toutes les richesses produites) et ce qui ne doit appartenir à personne sous peine de rendre la planète inhabitable (les ressources naturelles) font l’objet d’une appropriation privée de la part de quelques-uns. C’est en ce sens un mouvement global de la privatisation des biens communs. Étant entendu que la propriété capitaliste domine ce qui, en réalité, est commun à tous et ce qui ne devrait être à personne, la révolution qu’appelle l’état du monde est un grand changement de propriétaires.
Mais c’est aussi une inversion radicale du sens même de ce qu’est la propriété : la propriété privée capitaliste doit être strictement bornée par le souci et la préservation des biens communs, c’est-à-dire de ce qui ne doit être objet d’appropriation de personnes et de ce qui appartient à tous. Il s’agit des prémisses de nouvelles formes de vie sur terre, débarrassées de la domination exclusive de la propriété privée ; des formes de vie qui soient axées sur l’être plutôt que sur l’avoir, sur l’émancipation universelle et non soumises à l’aliénation généralisée au service de la propriété privée ; des formes de vie intégrant le fait que tout ne peut être disponible à l’appropriation privée dans ce monde. Tout le fonctionnement du capitalisme vise à rendre légitime la forfaiture de l’appropriation privée globale qui se perpétue quotidiennement et qui épuise les deux sources de toute richesse comme le déclarait encore Marx « les travailleurs et la nature ».

Disputer la propriété des richesses produites
Du point de vue politique donc le travail est le titre de propriété qui donne pleine légitimité aux travailleurs de contester le droit dont les capitalistes s’arrogent. Les travailleurs ensemble peuvent disputer légitimement la propriété des richesses produites parce que ce sont eux qui les produisent : ce sont eux les véritables propriétaires spoliés de leurs droits par les capitalistes. Ils ont leur mot à dire sur ce qui doit être objet de partage et sur ce qui doit être soustrait à l’appropriation.
Toute l’histoire du mouvement d’émancipation humaine moderne est celle des tentatives pour utiliser ce titre de propriété qu’est le travail, pour abolir le pouvoir des propriétaires capitalistes et dans un même mouvement la propriété privée capitaliste. L’ensemble des actions entreprises en ce sens a, d’ailleurs, permis d’obtenir des avancées sur le capital : à sa création, la Sécurité sociale a représenté, ainsi, une part de la richesse nationale produite dont la destination était décidée par les salariés eux-mêmes (comme copropriétaires de cet argent consacré désormais au bien-être commun).
Cet usage politique paradoxal du travail comme titre de propriété contestant la propriété des capitalistes prend un sens et une urgence inédits dans le monde d’aujourd’hui particulièrement fragilisé face à la prédation du capitalisme mortifère.

« Le travail ne devient source de dignité et de liberté que s’il est un point d’appui dans la lutte des classes que mènent les travailleurs pour l’appropriation des moyens de production et des richesses. Sans cette lutte, le travail salarié est et restera sous le signe de l’aliénation humaine. »

Aussi, dans la lutte des classes, sécuriser l’emploi, comme nous le proposons, c’est un des moyens de renforcer ce pouvoir entre les mains des salariés et c’est dans un même mouvement in-sécuriser la propriété capitaliste. C’est agir ici et maintenant pour abolir à terme le marché du travail aliéné et le salariat, en abolissant la propriété capitaliste. D’ailleurs, le travail ne devient source de dignité et de liberté que s’il est ainsi un point d’appui dans la lutte des classes que mènent les travailleurs pour l’appropriation des moyens de production et des richesses. Sans cette lutte, le travail salarié est et restera sous le signe de l’aliénation humaine.
Au vrai, l’appropriation capitaliste est mortifère, nuisible, polluante. Comme le dit le philosophe Michel Serre, polluer c’est d’abord s’approprier comme quand on crache dans la soupe pour empêcher que d’autres y touchent. Ce capitalisme, qui marque du sceau de sa propriété privée le monde, est responsable de la disparition accélérée des conditions de vie sur terre, ce que certains appellent par ce nouveau mot « capitalocène ». En face, l’immense majorité de l’humanité peut s’appuyer sur de nombreux leviers pour contester la domination des maîtres de l’argent.
Ainsi, les humains sont propriétaires car ce sont eux qui produisent mais aussi pour l’essentiel ce sont eux qui consomment. Au titre de consommateur chacun a aussi droit d’exiger que la production de biens et des services vise la meilleure qualité environnementale et sociale.
Également, chacun a droit de contester le pouvoir des propriétaires capitalistes du fait qu’il est contribuable et aussi citoyen : tant il est vrai que les taxes payées et les choix votés par eux doivent avantager l’humanité plutôt que les actionnaires oisifs que soutiennent les gouvernements successifs.
À nous de rendre hautement visibles et mentalement appropriables ces différents titres de propriétés qui sont entre les mains de chacune et de chacun comme travailleur, consommateur, citoyen et contribuable. Forts d’une conscience accrue de cet état, nous devons contribuer à faire émerger une contestation légitime de la propriété des capitalistes, à promouvoir une nouvelle civilisation humaine, celle des jours heureux.
Ainsi, les mots d’ordre « notre monde et nos vies ne sont pas des marchandises », « l’humain et la planète d’abord » prendront tout leur sens.

Taylan Coskun est membre du comité exécutif national du PCF.

Cause commune32 • janvier/février 2023