Il est ici question d’un mystère. Un livre presque disparu, presque oublié, un livre, pour le dire avec les mots d’Alfred de Musset, moins écrit que rêvé. Il s’agit des Dessins animés, le récit d’un rêve, illustré par Raymond Peynet.
Dessins animés paraît en 1945 dans la revue Poésie 45 dirigée par Pierre Seghers, grand éditeur, poète et résistant. Dans l’immédiat après-guerre, donc, alors qu’Elsa Triolet obtient le premier prix Goncourt décerné à une femme, et que son rôle dans la Résistance est connu de tous. Quant à Raymond Peynet, dans un square de Valence en 1942, sous un kiosque, il a imaginé deux personnages qui deviendraient célèbres : les Amoureux de Peynet, les héros immortels de la Saint-Valentin.
Mais malgré la renommée de l’une et de l’autre, le livre, paru en 1947, est oublié aussitôt qu’épuisé. Comme si l’on n’avait su que faire de ce livre aux allures de conte de fées, dont Elsa Triolet disait qu’il était peut-être le plus amer de ses récits.
Un conte de Noël
Cela commence comme un conte, un conte de Noël. Un immense sapin est dressé au beau milieu de Paris. Paris à la Libération est une fête : un Noël féerique, un Noël de casse-noisette. Pas une image d’Épinal, mais une fantaisie sans limites, un paradis joyeux, léger, collectif, où l’on se régale de chocolat chaud et de croissants sur une table dressée tout le long de la rue Royale. Les dessins de Raymond Peynet se marient admirablement à cette fantasmagorie. Ils ont la féerie, la douceur, ils contiennent à la fois la naïveté et l’art des métaphores. Le gigantesque arbre de Noël au milieu de Paris rappelle peut-être à Elsa Triolet ce réveillon futuriste de 1915 à Moscou – le sapin avait été accroché à l’envers, au plafond, comme un grand lustre vert – dans une même atmosphère de fête où un monde nouveau semble s’ébaucher, esthétiquement, politiquement : un tournant de l’art et de l’histoire. Bien des années plus tard, à la Libération, Elsa Triolet ici remet le sapin à l’endroit, mais elle l’agrandit au-delà de toute limite, elle trouve sa propre image démesurée – à la hauteur de l’immense espoir d’alors.
Ses images s’accordent au tracé de Raymond Peynet. Ne pas craindre les lieux communs, les jupes-volières, les seins en forme de pomme, les amoureux sous un kiosque, parce qu’ils sont la vie même, et parce que l’écriture, le dessin, le geste de l’artiste, pour Elsa Triolet, est à la fois infiniment égoïste et infiniment généreux : se donner entièrement à la réalité animée par l’art, au risque de s’y perdre corps et âme, au risque que le style, la singularité de l’auteur passent inaperçus tant l’image paraît réelle, transparente comme le cristal.
Mais sous la surface lisse du dessin animé, charmant comme une lanterne magique qui recouvre les contours du monde réel, pointent des monstres invaincus.
Pour Elsa Triolet, la Libération est une fête qui prend fin très vite. Acclamée de toutes parts, distinguée par le prix Goncourt, elle se trouve vite du mauvais côté alors que la configuration politique devient celle de la Guerre froide. Non, le temps n’est pas à la fraternité, comme on le rêvait pendant la Résistance. Dessins animés, sous son allure de fête, c’est le temps des traîtrises, des profiteurs, de la mort et des ruines.
Un conte du lendemain, doux-amer
La valse des fleurs y est une danse macabre. Les morts, les ruines… Dessins animés sous son air de fête est traversé d’images glaçantes, reflet imagé ou halluciné de choses vues par la témoin Elsa Triolet. Elle fut la correspondante des Lettres françaises au procès de Nuremberg et en tira un reportage intitulé « La valse des juges ». La valse, la danse macabre, la foire aux vanités… Ce « conte du lendemain » doux-amer n’a plus la force de la tragédie, et les éclats de rire sonnent faux. Elsa Triolet ne prend pas pour autant le fouet de la satire, mais un humour qui ne s’oppose pas à la poésie, qui la fait naître, comme une serre chaude où peuvent éclore des fleurs tropicales, un microclimat Elsa Triolet. C’est l’humour qui fait la liaison et qui permet le sens, comme cette figure si importante pour Elsa Triolet qu’est « l’agent de liaison », souvenir de la Résistance : celui qui vient vers les solitaires, leur délivre le mot de passe du grand réseau de l’humanité. La fin d’une solitude universelle, l’espoir de la fraternité humaine, et que tout cela n’ait pas été en vain.
Pour l’heure, ce qu’on demande à l’héroïne, ce n’est pas de lier, c’est de saboter. Gripper la mécanique.
« – C’est pour un sabotage, Monsieur ?
– Oui, si vous voulez, c’est le langage d’aujourd’hui… Vous iriez dans un étrange pays habité par des êtres étranges, des robots, si vous voulez. Tout ce qu’on vous demanderait de faire, c’est de dévisser deux ou trois petites vis de leur mécanique ; vos petites mains vous permettront de vous acquitter parfaitement bien de cette tâche. Vos beaux yeux feront le reste… »
Mais que peut-on faire seule ? L’héroïne semble bien inoffensive, avec sa gracieuse silhouette d’amoureuse de Peynet. Elle ressemble à une poupée, ou à une fée. D’abord ses ailes sont presque factices, elle a le souffle court et les ailes sont à l’image de la fête : un trompe-l’œil. « Des ailes de paradis, ou plutôt de parade ». La solitude est celle d’une fée dans un monde de soldats de plomb, mais aussi celle d’une femme dans un monde d’hommes. Seulement la femme-poupée, femme-fée, dans cette géographie de songes, est aussi écrivain. « Regardez, mais regardez-moi, comme je file le long de la rue de Rivoli, les cheveux au vent encore pleins du duvet bouclé des jacinthes… Me voilà près de Jeanne d’Arc, je prends le virage comme si j’étais en ski, j’en dérape ! encore un virage, et un autre ! et me voilà assise devant ma table, avec mon stylo, et j’écris une histoire comme celle-ci et j’y mets le mot : FIN ». C’est elle qui ordonne les commencements et les fins, celle qui organise, orchestre le monde de Casse-Noisette. Malgré l’onirisme du récit, elle ne commet pas comme les surréalistes d’« abus du stupéfiant-image ». Elsa Triolet tient en main les rênes du rêve.
L’écho des années de Résistance
Dessins animés occupe une place singulière dans son œuvre. Le livre porte l’écho de ces années de Résistance qui ont été pour elle des années d’éclosion romanesque : un double « travail », à la fois de résistante et d’écrivain. Mais il est aussi comme un roman embryonnaire, où l’on voit flotter, encore vagues, les motifs qui prendront corps dans les grands romans de l’après-guerre, comme son cycle L’Âge de nylon. Comme un étonnement, une sidération qui prend d’abord la forme de ce rêve, de ces dessins animés, avant d’être ensuite repris, ressaisi par l’écriture romanesque.
Déjà, avec Les Fantômes armés (1947), fini le temps des dessins animés, voici le temps des photographes. Des scènes de Dessins animés s’y retrouvent presque trait pour trait, mais cette fois elles appartiennent au monde réel. Après le monde de Casse-Noisette viendra Anne-Marie la photographe : du rêve au roman, du sommeil à l’éveil. Le clair de la lune laissera place à l’éclair de l’objectif.
Mais chacun voudra toujours avoir ses ailes, même si le paradis n’existe pas, au moins des ailes de parade : parade à la peur, à la solitude, au découragement. Elsa Triolet parle d’un retour effrayant de l’individualisme après un espoir immense de fraternité. Elle parle d’une époque qui semble impossible à saboter, où personne n’aime personne, et où chacun se sent comme une île, peuplée d’un seul naufragé.
Et pourtant, comme les dessins de Raymond Peynet irradient de tendresse et de joie, les livres d’Elsa Triolet sont gonflés d’avenir. Elle qui sentait ses moyens individuels si petits, si petits, a changé de langue, elle a enjambé comme une jupe son destin personnel. Son travail, son œuvre n’est pas un feu de paille, elle se déploie tout au long de sa vie, elle nous dit comme à la fin des Beaux quartiers d’Aragon que rien n’est jamais fini, camarades. Elle nous fait emprunter, encore et encore, toujours plus loin, les sentiers de la création.
Louise Guillemot est auteure. Elle a préfacé Dessins animés, éditions Manifeste, 2021.
Cause commune n° 30 • septembre/octobre 2022