Le 13 juillet 2023, le statut actuel de la fonction publique a fêté ses quarante ans. Système de carrière, grille indiciaire commune, droits et garanties des fonctionnaires : la loi de 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, préparée par Anicet Le Pors, a posé les bases de la fonction publique actuelle.
CC : Quel bilan tires-tu de l’expérience de 1983 avec l’élaboration du statut général de la fonction publique ?
Si l’on écarte un texte statutaire publié sous Vichy le 14 septembre 1941, depuis, nous avons connu trois versions du statut général des fonctionnaires. La première par la loi du 19 octobre 1946, élaborée sous l’autorité du ministre de la Fonction publique de l’époque, Maurice Thorez, vice-président du conseil et secrétaire général du Parti communiste français (PCF). Cette loi fut adoptée à l'unanimité par l’Assemblée nationale constituante après seulement quatre heures de débats. La deuxième fut promulguée sous la forme de l’ordonnance du 4 février 1959, elle ne procéda pour l’essentiel, qu’à un réajustement du statut dans le cadre de la Ve République. La troisième est le statut actuellement en vigueur constitué par une loi du 13 juillet 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires, suivie de trois lois en 1984 et 1986 relatives respectivement aux fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers. Nous venons d’en fêter le quarantième anniversaire.
« J’attache une importance particulière au droit de négociation reconnu aux organisations syndicales. »
Pour la première fois des fonctionnaires vont prendre leur retraite après une carrière entièrement déroulée sous le même statut. Cette solidité résulte de la cohérence de l’architecture juridique retenue et des choix opérés des principes fondamentaux. D’abord, le choix du fonctionnaire-citoyen hérité du statut de 1946. Puis, le système de la carrière, mettant celle-ci en harmonie avec la nécessaire prospective de long terme de l’administration. Ensuite, la recherche d’un juste équilibre entre l'unité et la diversité des fonctions publiques. Enfin, l'évocation de trois principes républicains fondamentaux ancrés dans notre histoire : l’égalité, l'indépendance, la responsabilité.
CC : Qu’est-ce que cela représentait pour toi d’être ministre communiste de la Fonction publique en 1981 ?
Succéder à Maurice Thorez dans cette fonction, était pour moi un aboutissement de vingt-cinq années de militantisme syndical à la CGT ; d’abord à la Météorologie nationale (aujourd’hui Météo-France), puis au ministère des Finances. Cela me garantissait une continuité de pensée dans l’élaboration d’une conception française de la fonction publique, celle du fonctionnaire-citoyen au service de l’intérêt général. Mais, dans l’immédiat, c’était aussi une réplique à l’attitude du nouveau président de la République, François Mitterrand lors de la constitution du gouvernement. En effet, il avait alors récusé tout choix d’une femme communiste et de tout responsable syndical communiste. C’est aussi pourquoi j’ai alors choisi et finalement imposé comme directeur de mon cabinet, René Bidouze qui venait d’occuper pendant dix ans la fonction de secrétaire général de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires (UGFF-CGT). C’était sans précédent, ça le demeure aujourd’hui. Nous connaissions bien tous les deux la fonction publique, ses administrations, son droit spécifique, ses organisations syndicales. L’ensemble de ces conditions réunies nous a permis de formuler rapidement nos orientations et de présenter dans les meilleurs délais les réformes envisagées, notamment le nouveau statut.
CC : Le statut de la fonction publique et le secteur public ont-ils vocation à s’étendre à d’autres secteurs ?
Les évolutions de ces deux notions relèvent de logiques différentes qui n’appellent pas de réponses identiques. Je pense, pour ma part, qu’il faut partir de la notion de service public laquelle a été théorisée en France, depuis la fin du XIXe siècle. Que l’on considère une période pluriséculaire ou pluridécennale on observe une très forte augmentation des besoins sociaux et une moindre croissance des moyens budgétaires qui ont été alloués pour leur satisfaction. L’augmentation de l’écart entre besoins et moyens nourrit, d’une part une dégradation des services publics entraînant une régression de la confiance populaire dans ces services, et d’autre part l’ouverture d’opportunités lucratives au privé.
« Succéder à Maurice Thorez me garantissait une continuité de pensée dans l’élaboration d’une conception française de la fonction publique, celle du fonctionnaire-citoyen au service de l’intérêt général. »
Ces observations générales valent pour tous les secteurs aujourd’hui reconnus pour porter des services publics : éducation, santé, transport, énergie, justice, administration générale et de proximité, etc. Dans ces secteurs ou en dehors d’eux, la pression sur l’action publique apparaît particulièrement élevée : la petite enfance, le grand âge, le logement, la sûreté, la disponibilité des soins, le numérique, etc. L'extension de l'application du statut des fonctionnaires ou des statuts réglementaires dépend des relations et des rapports de force entre les collectivités publiques, les entreprises, les associations et leurs salariés. Dans tous les cas, ces évolutions seront caractérisées par une plus grande socialisation des besoins comme des moyens.
CC : Il y a parfois une confusion ou une indifférenciation entre ce qui relève du public et du social. Sur quelle forme de propriété repose la fonction publique et est-ce compatible avec une extension de la propriété sociale dans des domaines qui n’ont peut-être pas vocation à être gérés par l’État ?
Il faudrait préciser ce qu’on entend par propriété sociale qui ne serait ni publique ni privée. La question de la propriété concerne les trois versants de la fonction publique : État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers. C’est donc l’ensemble des collectivités publiques de ces trois versants qui doivent être interpellés et pas seulement l’État. Mais le champ du service public ne recouvre pas exactement celui de la propriété publique. Il existe, au surplus, de nombreuses formes de propriété publique plus ou moins dégradées dans l’administration en général : service administratif, établissement public administratif, établissement public industriel et commercial, société anonyme, etc. La délégation de service public permet aussi de multiplier les combinaisons. On ne doit donc s’avancer dans ces domaines qu’avec rigueur des concepts et du vocabulaire.
« Je ne comprends pas pourquoi on s’obstine dans une sorte de réflexe inconditionnel à associer la fonction publique à la bureaucratie. »
CC : Comment peut-on démocratiser la fonction publique et lutter contre le risque de sa bureaucratisation ?
Je ne comprends pas pourquoi on s’obstine dans une sorte de réflexe inconditionnel à associer la fonction publique à la bureaucratie. Je pense au contraire, par expérience, qu’il y a plus de bureaucratie dans le secteur privé que dans la fonction publique. Quant à la démocratie, il faudrait commencer par appliquer le contenu de la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires qui a considérablement augmenté les capacités d’intervention des fonctionnaires dans l’exercice de leurs activités, y compris dans la gestion des services. J’attache une importance particulière au droit de négociation reconnu aux organisations syndicales, largement méconnu aujourd’hui où l’on parle d’autant plus de dialogue social qu’il n’y a pas de dialogue social. Je rappellerai à ce sujet que la loi précitée a recueilli l’accord de l’ensemble des organisations syndicales de la fonction publique en 1983. À l’inverse, à titre d’exemple, la loi du 6 août 2019, dite de transformation de la fonction publique a été assortie d’une soixantaine de décrets en conseil d’État qui ne manqueront pas de grever encore la charge bureaucratique. Toutes les organisations syndicales de la fonction publique ont dénoncé cette loi en raison de ses caractères antidémocratique et bureaucratique.
« Le statut respecte trois principes républicains fondamentaux ancrés dans notre histoire : l’égalité, l'indépendance, la responsabilité. »
La démocratie dans la fonction publique c’est aussi l’amélioration des relations entre l’administration et les usagers. À cet effet, l’élaboration d’une charte qui avait comme objectif de préciser les droits des citoyens dans leurs relations avec les services publics avait tout d’abord été favorablement accueillie par le président de la République. C’était en quelque sorte, pour les usagers, l’équivalent des droits et obligations des fonctionnaires dans le statut général. Mais le « tournant de la rigueur » ouvrant la voie au printemps 1983 au néolibéralisme hostile à toute réglementation limitant les lois du marché, a réduit considérablement l’ambition pour ne voir autorisé qu’un simple décret du 28 novembre 1983 rapidement disparu.
CC : Que doit être une fonction publique du XXIe siècle ? Est-ce une fonction publique de carrière ou d’emploi ?
Une nouvelle fois, je ne comprends pas pourquoi on ouvre aujourd’hui la perspective éventuelle d’une fonction publique d’emploi, alors que le choix qui a été fait en 1946 est celui du système de la carrière, conforté par l’ordonnance de 1959 et installé aujourd’hui dans le statut en vigueur, malgré le recrutement accéléré dans la dernière période de contractuels.
La fonction publique a effectivement besoin d’une forte modernisation. Pour la réussir il faut partir de la réalité. Tout d’abord, la réalité de la fonction publique c’est d’être l’expression de la solidarité de travailleurs collectifs comme en ont témoigné les crises récentes. Cela nécessite le soutien des fonctionnaires et la reconnaissance de la capacité de négociation de leurs organisations syndicales ainsi qu’il vient d’être dit. Ensuite, la réalité de la fonction publique c’est son caractère structurel. Elle doit en permanence s’adapter à l’évolution des besoins des populations, aux transformations technologiques, aux changements intervenant dans la situation nationale et internationale. Enfin, la réalité de la fonction publique c’est que son avenir n’est concevable qu’à moyen et long terme. Cela implique le renoncement à la suprématie du principe de l’annualité budgétaire. L’avenir de la fonction publique appelle planification et programmation. De nouveaux chantiers doivent donc être ouverts qui appellent la participation de tous les fonctionnaires à la réflexion, à la proposition, à l’action. On donne ici quelques exemples. Des chantiers théoriques pour délimiter avec précision le champ des services publics et leurs catégories constitutives ; pour se donner des outils de mesure de l’efficacité sociale dans la réalité multidimensionnelle de l’action publique qui est bien plus complexe que celle de la simple recherche de rentabilité financière de l’entreprise privée. Des chantiers juridiques, d’une part pour expliciter la notion de mobilité érigée au rang de garantie fondamental dans le statut et, d’autre part, pour parfaire la définition du fonctionnaire-citoyen. Des chantiers méthodologiques, ce qui passe par une révision d’ensemble des grilles indiciaires ; la mise en place d’une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences.
Anicet Le Pors a été ministre de la Fonction publique et des Réforme administratives de 1981 à 1984. Il est conseiller d’État honoraire.
Propos recueillis par Dorian Mellot
Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024