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En dépit d’une considérable production théorique, l’œuvre de Lucien Sève a été peu lue et commentée par les philosophes de son temps. Ce silence s’explique notamment par les différents tabous qu’il a eu le courage de briser.

Parmi les misères dont la philosophie est accablée, la moindre n’est pas le discrédit qui s’attache d’emblée à quiconque se trouve aller réellement à contre-courant de la pensée dominante. « Réellement » : les personnages atypiques un tantinet provocateurs, qu’ils se réclament de Socrate ou de Diogène, amusent par leurs insolences et parfois stimulent par leurs paradoxes. Toujours la pensée dominante les a tolérés : ils étaient, ils restent, récupérables. Rien à voir avec le non-statut et le non-respect qui ont été le lot de Lucien Sève. Un silence qui en dit long sur les faiblesses structurelles de la philosophie française. Et aussi, il faut bien le dire, d’une certaine orthodoxie marxiste.

Exclu du sérail
Lui qui avait subi blâme et mutation d’office au temps de la guerre froide – donc des sanctions effectives, écrites à l’encre indélébile sur son dossier administratif – aurait pu s’attendre à être considéré par ses pairs, au moins par ceux d’entre eux qui se réclamaient du marxisme, comme ayant payé de sa personne dans un combat durement réel contre l’État-patron. Il n’en fut rien, mis à part quelques rares et courageux témoignages individuels de sympathie. Il allait même faire l’objet, de la part d’une certaine intelligentsia marxisante, d’une mise au rancart et d’un ostracisme féroce, d’une véritable conspiration du silence. Un silence, il l’a dit, beaucoup plus lourd à supporter que n’importe quelle polémique.
Les raisons de cette mise à l’écart sont certes à chercher d’abord dans l’anticommunisme, et plus encore dans l’allergie de la communauté philosophique à tout ce qui peut ressembler à une réflexion émanant si peu que ce soit d’un collectif. De fait, l’aspect politique et idéologique de son combat mené contre Roger Garaudy fut très mal compris de l’opinion : les anticommunistes ayant érigé Roger Garaudy en martyr, Lucien Sève ne pouvait guère passer que comme un procureur au service de l’appareil du parti. Présentation bien commode, qui évitait à tout un pan de la communauté philosophante, très imprégnée à cette époque des problématiques humanistes, notamment existentialistes, de se confronter aux faits.

« Les raisons de cette mise à l’écart sont certes à chercher d’abord dans l’anticommunisme, et plus encore dans l’allergie de la communauté philosophique à tout ce qui peut ressembler à une réflexion émanant si peu que ce soit d’un collectif. »

Il est curieux, quand on y réfléchit, que la philosophie politique ait, depuis Platon, théorisé la prééminence de l’État sur l’individu, alors que la philosophie morale, souvent pratiquée par les mêmes, exaltait volontiers les droits inaliénables de ce dernier. Lucien Sève s’est attaché, dans une grande solitude théorique, à dépasser cette contradiction, en produisant une théorie de la subjectivité, sociale dans sa formation et dans sa structure, mais irréductiblement individuelle dans la singularité de chaque parcours, ce qu’il nommera plus tard « biographies ». Et faisait de son engagement au parti communiste non pas un geste plus ou moins symbolique, mais un acte politique : participer à un « intellectuel collectif » avec pour enjeu l’élaboration de pratiques plus différenciées et de ce fait plus efficaces.
Ce faisant, il se plaçait en dehors des normes instituées et des modes. Lui qui était particulièrement en demande de dialogue, certes sans compromis car « pas de compromis sur les idées », ne cessa d’en être sevré. Si Maurice Godelier, et plus tard Henri Atlan, en jouèrent le jeu, que de dérobades par ailleurs !
Mais l’explication par l’anticommunisme, à elle seule, ne suffit pas. Il y a des causes plus profondes. Lucien Sève a heurté de front un triple tabou de la philosophie française, pour ne parler que d’elle. En quoi il est proche de ces enfants nés hors mariage dont parlait Althusser : ironie de l’histoire.

Trois tabous
Trois apports de Lucien Sève étaient particulièrement inaudibles : la notion de personnalité, l’inauguration d’une démarche matérialiste en histoire de la philosophie, et enfin le statut central conféré la dialectique !

« Lucien Sève aura été un véritable “empêcheur de penser en rond” ».

La personnalité, et le scandale d’un « non-livre » même pas lu
Lucien Sève y est revenu dans l’un de ses derniers textes, Pour une science de la biographie, préface de la nouvelle traduction allemande de Marxisme et théorie de la personnalité. La publication de ce livre en 1969 rencontra une hostilité qui pour être restée larvée n’en fut pas moins d’une grande force, si tant est que « la plus grande force au monde, c’est la force d’inertie » (Engels). Lucien Sève, que le public communiste et un peu au-delà connaissait surtout pour ses interventions sur l’école, l’enseignement voire l’enfance, se plaçait dans une perspective théorique de très grande ampleur : il montrait, textes à l’appui, qu’une théorie de la personnalité était non seulement en germe mais déjà à l’œuvre chez Marx, y compris dans Le Capital et dans ses écrits de la maturité. Théorie centrée sur le fait que l’individualité, produite biographiquement mais aussi productrice de son propre rapport au monde, est une richesse potentielle confrontée à la réalité des aliénations et des mystifications, richesse qui s’exprime dès maintenant dans la multiplicité confuse des révoltes, des prises de conscience au moins partielles et des réalisations.
La notion de personnalité contredisait toute conception structuraliste du marxisme (car le sujet n’est pas un simple effet de sens, pas un simple reflet, il est aussi porteur de projet, et a son épaisseur propre), mais sans retomber dans un humanisme facile (le sujet humain n’est pas donné mais construit dans la singularité des parcours biographiques). Bref : pas d’ « oubli de l’homme » ! Voilà qui s’avéra insupportable à entendre. Étienne Balibar ne fut pas le seul à se glorifier de ne même pas avoir lu ce livre. L’exclusion du sérail, décidément, perdurait.

Une pratique de la philosophie ressaisie dans sa dimension historico-politique
Les travaux antérieurs de Lucien Sève ne s’étaient pourtant pas cantonnés dans le champ, si large soit-il, de la psychologie et de la théorie marxiste. En 1962, il publie un livre dont il faut citer le titre en entier : La Philosophie française contemporaine et sa genèse, de 1789 à nos jours. Polémiquant contre les représentations complaisantes d’une philosophie française tolérante et harmonieuse, vision exprimée notamment par Émile Bréhier et Jean Wahl, Lucien Sève en exhibait la face sombre, le passé peu glorieux de mise à l’écart, de refoulement organisé du matérialisme, et il montrait comment des figures aussi consensuelles que Royer-Collard ou Victor Cousin avaient dans les faits manié les ciseaux de la censure, ruiné des carrières, appelé à l’enrégimentement de générations entières. Avec des sous-titres explicites : « Cavaignac philosophe », « Savants en soutane », « il n’y a pas d’existentialisme athée ». Il dénonçait l’aplomb avec lequel des ministres avaient pu dire : « La philosophie, c’est-à-dire le spiritualisme »… Rien ne serait plus faux que de voir dans ce livre (désormais introuvable) une « politisation » de la philosophie. Bien au contraire : c’est une politisation réelle, parfois cyniquement avouée, le plus souvent hypocritement masquée, dont l’auteur montre les effets. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la tâche est à reprendre… Conspiration du silence aussi concernant ce livre. Moins forte toutefois : Althusser le signale dans une note comme « citant des textes intéressants », ce qui était le moins qu’on puisse dire… Il importe de souligner que dans ce texte, qui est encore une œuvre de jeunesse, Sève se livre à un travail qui est à la fois d’historien et de philosophe matérialiste, mieux : il se donne les moyens de penser en matérialiste conséquent cet objet si énigmatique qu’est « la ci-devant philosophie », objet rien moins que lisse toujours en relation avec une base matérielle et idéologique historiquement constituée et ouverte à tous les affrontements de classe, d’intérêts et de domination.

« Lucien Sève faisait de son engagement au parti communiste non pas un geste plus ou moins symbolique, mais un acte politique : participer à un “intellectuel collectif” avec pour enjeu l’élaboration de pratiques plus différenciées et de ce fait plus efficaces. »

Le refoulement de la dialectique
Communiste, pas dans le coup des modes, loin de tout sérail, Lucien Sève avait décidément de quoi susciter un silence lourd d’hostilité inexprimée. On pourrait s’en tenir là. Pourtant, il y a autre chose. Dès 1962, dans son ouvrage sur la genèse de la philosophie contemporaine (genèse : la continuité d’un idéalisme dominant et totalitaire face à un matérialisme dominé mais enraciné), il faisait état de « l’affaire Vacherot » : Vacherot, agrégé répétiteur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, révoqué sur l’insistance de l’aumônier catholique, le R. P. Gratry (par ailleurs longtemps présenté comme le plus grand philosophe du XIXe siècle, et dont on évite pudiquement de rappeler la mémoire). Vacherot n’était pas un matérialiste, loin de là. Mais il était hégélien, donc dialecticien, et faisait lire Hegel aux étudiants. Or le conservatisme s’accommode dans une certaine mesure du matérialisme, du moins d’un certain type de matérialisme : celui, réductionniste et d’esprit carabin, qui se donne libre cours dans tout un folklore médical et paramédical. Ce matérialisme-là peut blesser certaines convictions religieuses ou morales, il reste socialement et idéologiquement plutôt inoffensif. Toute autre est la dialectique : dans la mesure où elle désigne non pas une simple manière de parler, mais la manière dont choses et institutions se forment et se transforment de l’intérieur, selon « la logique propre de l’objet propre », elle rend inutile la référence à un Dieu créateur, à une finalité extérieure à la nature, et tout autant à une harmonie du monde. C’est pourquoi, à la fin de la postface à la deuxième édition du Capital, Marx salue, avec un hommage appuyé à Hegel, son « essence critique et révolutionnaire ». Dans la dernière partie de « La philosophie » ?, Lucien Sève retrouve la verve de son ouvrage de 1962 pour constituer l’ahurissant bêtisier des contempteurs de la dialectique. Bêtisier tout aussi effrayant que cocasse : quand Gratry, cité p. 502, appelle contre la dialectique, après avoir couvert Hegel d’un tombereau d’insultes, à « une de ces excommunications foudroyantes qui terrassent pour des siècles », on se rend compte qu’au-delà de la haine (revendiquée) il y a un enjeu, et que cet enjeu est politique. Gratry parle au nom des intérêts de la société. Il appelle à des mesures disciplinaires, à la mise au pas des éducateurs, au formatage des programmes. La philosophie universitaire française traditionnelle a toujours été tentée par l’éclectisme, c’est-à-dire l’harmonie des « complémentaires ». Cet idéal, en apparence tolérant, impliquait l’exclusion des contradictoires, et de la pensée des contradictoires, donc de la dialectique. Donc de Hegel. Donc de Lucien Sève. Quant à Marx, il devait être tronçonné, sa pensée de jeunesse seule étant tolérée, le reste renvoyé à l’économie.
Face à ce consensus, Lucien Sève aura été un véritable « empêcheur de penser en rond ». Il en a payé le prix : une mise sous le boisseau sinon totale, du moins massive. Il faut saluer celles et ceux qui, comme Yves Schwartz, Bernard Bourgeois, Henri Atlan, Maurice Godelier et Isabelle Garo, ont rompu cette très politique conspiration du silence.  

Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020