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Au cours de cette période historique, sur la base d’exemples, l’auteur dégage le rôle que jouent les caractéristiques générales de la vie politique dans l’engagement, l’influence de certains déterminants (famille, position sociale, rayonnement de personnalités…), les moyens disponibles mais aussi les risques élevés encourus.

Si l’engagement politique peut apparaître comme un phénomène essentiellement individuel car il est le résultat d’une évolution de la personnalité, justiciable à ce titre de la psychologie, c’est aussi un phénomène social de plus ou moins grande ampleur dont l’histoire la plus ancienne présente des exemples et qui revêt des formes particulières, selon les époques, en fonction des conditions où il s’exerce. C’est bien le cas pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle. En considérant le phénomène d’engagement sous cet angle de vue, peut-on apprécier tout d’abord le rôle que jouent alors les caractéristiques générales de la vie politique dans l’ampleur de l’engagement ? Si l’on se rapproche ensuite des individus, sans tenir compte de ce qui relève simplement du caractère ou de la personnalité et qu’on laissera de côté, peut-on repérer, à partir de l’expérience de l’histoire, quelques déterminants qui peuvent agir sur l’individu ? On signalera ensuite les moyens qui sont disponibles au service de cet engagement, que ce soit au profit de l’ordre établi ou au contraire pour le contester ? Enfin, on insistera sur les risques élevés qu’il comporte à cette époque. Dans ce champ très vaste, les réflexions qui suivent n’ont d’autre but que de dégager quelques pistes de réflexion.

Des conditions générales inégalement favorables
On n’oubliera pas, tout d’abord, que pendant la première moitié du siècle, la vie politique est officiellement réservée à une petite minorité aisée qui a seule accès aux assemblées élues. S’il n’est pas impossible certes à ceux qui sont exclus de la vie publique d’intervenir en politique, ils doivent le faire dans les pores du système politique existant avec les risques que cela comporte. À partir de 1848, le suffrage universel élargit considérablement le champ de l’engagement politique. Néanmoins, pendant les trois premiers quarts du siècle, les moyens de participer activement à la vie politique que sont, par exemple, les associations ou la presse demeurent mal garantis sauf en de brèves périodes comme au printemps 1848.

« L’influence de la tradition familiale est évidente lorsqu’on regarde le parcours de bien des hommes politiques du XIXe siècle. »

Une autre caractéristique de cette période est l’alternance de périodes de révolutions (1830, 1848, 1870-71) et de réactions. Les premières sont favorables à une mobilisation de masse masculine principalement, mais éventuellement féminine, où prospèrent des engagements politiques de niveau inégal. Les secondes mettent hors-jeu momentanément ou durablement une partie des militants les plus déterminés, tandis que les conditions générales rétrécissent très fortement le champ de l’engagement jusqu’à un nouveau départ progressif. Ainsi s’opère un renouvellement au moins partiel des leaders (ce fut le cas pour les anciens quarante-huitards dans les années 1860) associé souvent à une évolution des objectifs et modes d’action. Si pendant toute la période, l’engagement politique ne va pas sans risques, ceux-ci sont aggravés lors des périodes de répression.
Dans un tout autre domaine, et si l’on pense que l’engagement politique est souvent un fait de jeunesse, on doit mentionner l’influence que le moment des études en particulier à Paris a joué pendant toute la période dans l’orientation des individus. C’est dans le milieu parisien, celui du Quartier latin en particulier, que le jeune provincial découvre des idées nouvelles, contacte des amitiés, fréquente les cafés et lieux de réunions. Ceci n’est pas vrai seulement des jeunes bourgeois. Nombre d’ouvriers sont passés par Paris en faisant leur tour de France ou de jeunes provinciaux y sont venus pour d’autres raisons.

« La pratique du métier avec ses difficultés est sans doute un autre facteur d’engagement politique. »

Prolongeant ce dernier aspect, on mentionnera enfin, l’importance dans le domaine de la formation des idées à cette époque, de la connaissance du passé national récent et notamment de l’histoire de la Révolution et de l’Empire que de grands historiens, Mignet, Thiers Michelet, Buchez et bien d’autres vont porter à la connaissance du grand public pendant la première moitié du siècle. Cette histoire prestigieuse est un répertoire de situations sans précédent exaltantes pour les uns, inquiétantes pour les autres et chacun en tire les enseignements qu’il choisit. Elle dessine aussi éventuellement des perspectives d’avenir qui peuvent être réactualisées.

Aperçu de quelques facteurs déterminants
Si l’on cherche ensuite à repérer des facteurs déterminants propres à influencer les individus, certains qui ne sont pas forcément propres à la période, apparaissent de façon assez évidente. On citera évidemment en premier la tradition familiale qui bien entendu ne s’exerce pas de façon automatique, mais aussi la pratique du métier qu’il soit manuel ou intellectuel, l’influence du groupe social ou confessionnel, les hautes fonctions exercées, le rayonnement d’une personnalité et, enfin, les expériences vécues qui peuvent être des événements fondateurs.

« L’influence dans l’engagement, d’une position sociale privilégiée, de hautes fonctions exercées ou de l’appartenance à un groupe confessionnel est souvent décisive. »

La tradition familiale est évidente lorsqu’on regarde le parcours de bien des hommes politiques du XIXe siècle. Nombre d’entre eux ont eu des parents plus ou moins proches qui ont joué un rôle politique sous la Révolution ou ont servi avec fidélité le régime impérial. C’est le cas d’Auguste Blanqui, dont le père fut conventionnel, de Godefroy Cavaignac, leader républicain sous la Monarchie de Juillet qui est dans le même cas. Le père d’Eugène Baune, représentant à la Constituante de 1848, puis à la Législative de 1849 avait perdu son emploi en 1815 pour avoir soutenu Napoléon lors des Cent jours. À la base, que ce soit au niveau départemental ou local quand on examine les participants à la vie politique, on observe que nombre de militants républicains, en particulier dans la première moitié du siècle, sont les enfants ou au moins ont une parenté avec des hommes qui ont exercé des fonctions plus ou moins importantes sous la Révolution ou ont rejoint le camp libéral sous la Restauration. Ceci est vrai aussi à droite parmi les héritiers de royalistes, de Chouans ou d’émigrés comme un La Rochejaquelein, ou au centre chez un personnage comme Guizot.

« On mentionnera le rayonnement auprès d’individus de niveau social modeste, d’une personnalité locale, notable par le statut social, mais aux idées propres à susciter une adhésion populaire. »

La pratique du métier avec ses difficultés est sans doute un autre facteur d’engagement politique. La participation à un journal dont l’opinion était connue traduit déjà une orientation politique, mais les journalistes pendant une bonne partie de la période ont dû en permanence batailler contre les lois répressives, subir la censure, être à l’occasion condamnés à la prison. Ils ont parfois même comme Thiers, à l’occasion de la révolution de 1830, dont une ordonnance contre la presse de Charles X fut en partie l’origine, joué un rôle révolutionnaire qui n’était pas inscrit d’avance dans leur parcours. Les avocats comme Gambetta, Delescluze se sont fait connaître en défendant des militants traînés en justice. Favorisés, certes, par leur pratique de la parole en réunion, ils ont fourni un très grand nombre de militants politiques et parlementaires. Mais cette influence du métier vaut aussi pour les militants ouvriers. Le mécanicien Louis Longomazino avant d’être un leader montagnard dans le Sud-Est sous la seconde République avait dirigé la grande grève de l’arsenal de Toulon en 1845. Le menuisier Agricol Perdiguier originaire du Vaucluse, élu à la Constituante en 1848, s’était fait connaître à partir de 1836 par un Livre du compagnonnage très répandu. À Marseille, le syndic des portefaix et aussi poète ouvrier Astouin dut bien à ses responsabilités professionnelles d’être présenté par les royalistes pour un siège de représentant en 1848.

« Lors des insurrections, que ce soit en juin 1848, décembre 1851, encore bien plus lors de la Commune, de nombreux insurgés sont fusillés sans jugement. »

L’influence dans l’engagement, d’une position sociale privilégiée, de hautes fonctions exercées ou de l’appartenance à un groupe confessionnel est souvent décisive. Elle n’est nulle part plus importante, sans doute, que dans la bourgeoisie et l’aristocratie. Dans cette dernière, la tradition familiale implique la responsabilité d’assumer des charges souvent militaires certes, mais aussi politiques avec le souci de défendre les privilèges du groupe social. Dans la bourgeoisie également l’assise locale que donne une grande propriété, la possession ou la direction d’une grande entreprise industrielle ou de presse incite à prolonger ce pouvoir économique par une intervention politique. Comme le propriétaire Alexis de Tocqueville dans la Manche, le manufacturier Victor Grandin à Elbeuf, le banquier Achille Fould, le patron de presse Émile de Girardin jugeaient sans doute tout naturel de devenir députés. Les hautes fonctions exercées vont dans le même sens. Nombreux sont les militaires déjà connus grâce à leur carrière, qui s’engagent en politique comme le général Foy sous la Restauration, le maréchal Soult sous la Monarchie de Juillet, les généraux Bugeaud, Changarnier sous la Seconde République. On ne peut négliger enfin le souci de défendre les intérêts d’un groupe confessionnel. L’avocat Adolphe Crémieux porte parole des juifs dès la Monarchie de Juillet, les prêtres ou évêques, Montalembert, Dupanloup se devaient de défendre les intérêts de leurs coreligionnaires.
On mentionnera enfin le rayonnement auprès d’individus de niveau social modeste, d’une personnalité locale, notable par le statut social, mais aux idées propres à susciter une adhésion populaire. Si Maurice Agulhon a théorisé ce phénomène dans la phase prédémocratique en l’intitulant « patronage démocratique », elle se perpétue en se transformant avec l’apparition dans la phase démocratique, de la personnalité qu’on appellera plus tard charismatique, du grand avocat ou orateur en particulier, qui devient suffisamment populaire pour galvaniser ses partisans. Ledru-Rollin, Lamartine sous la Monarchie de Juillet ont joué un moment ce rôle, plus tard Gambetta. Louis-Napoléon Bonaparte quant à lui n’avait pas besoin de qualités personnelles particulières puisque son nom suffisait à lui rallier des partisans.
Si l’on se rapproche de plus près encore des individus, on doit aussi mentionner ce qu’on pourrait appeler des événements fondateurs décisifs à un moment donné, différents certes selon les individus. Edgar Quinet a mentionné le choc que représenta pour lui l’invasion en 1814, « le prolétaire » Joseph Benoît a évoqué à la fois l’influence d’un petit groupe d’intellectuels genevois imprégnés des grands souvenirs de la Révolution qu’il fréquenta et, peu après, de l’expérience totalement inédite de l’insurrection ouvrière de Lyon en 1831. Le révolutionnaire Amand Barbès né en 1809 avait vécu à la Guadeloupe jusqu’en 1816 et avait peut-être été frappé par l’esclavage, aboli seulement en 1848. Pour le libraire et écrivain Germain Encontre, de Nîmes, c’est le drame de juin 1848, qu’il ne vécut pourtant que de loin, qui l’amena – nous dit-il – à s’engager plus à fond dans la lutte politique. Ces destinées personnelles sont évidemment d’une variété infinie.

Des moyens encore limités pour un engagement politique
Si pendant la première moitié du siècle l’engagement politique est naturel et assez facile pour la bourgeoisie qui peut facilement se concerter dans les salons, dans les assemblées, dans diverses associations autorisées et financer des journaux ou des publications, il n’est pas si simple du côté du peuple. Celui-ci, pénalisé aussi par une instruction souvent insuffisante, n’a à sa disposition que diverses formes de réunions informelles, les chambrées populaires en milieu paysan, les réunions de café en ville, des cercles démocratiques d’une grande variété, les associations professionnelles ouvrières, le lieu de ralliement que peut être le siège des journaux démocratiques, eux-mêmes soumis à des sévères conditions financières légales. La parcellisation de ces organismes est un obstacle majeur à une action coordonnée au plan national. Des sociétés à plus vaste rayonnement, tolérées, ont pu naître dans une période de relative liberté comme celle des Droits de l’homme et du citoyen au début des années 1830. L’autre solution était de fonder des sociétés secrètes qui connaissent leur âge d’or de 1815 à 1851 (Charbonnerie sous la Restauration, société des familles ou des saisons à la fin des années 1830, Nouvelle Montagne sous la Seconde République). Les autorités les pourchassent quand elles en ont connaissance. L’adhésion à une société secrète est souvent associée à un serment de participer éventuellement à une initiative révolutionnaire, serment censé garantir la fidélité des participants. Ce fut le cas notamment pour la Nouvelle Montagne qui se développa largement en particulier dans le Sud Est en 1850 et 1851 avec pour vocation de défendre la République si elle était menacée. Si elle fut déterminante dans la mobilisation de nombreux insurgés en décembre 1851, son échec et la dure répression qui s’ensuivit montra l’impuissance de ce genre d’organisations.

Un engagement à risque élevé
Enfin une des caractéristiques de l’engagement politique au XIXe siècle est qu’il entraîne fréquemment des risques plus ou moins graves. S’il ne présente à peu près aucun risque pour les classes dirigeantes sauf dans des cas très exceptionnels (l’emprisonnement de la duchesse de Berry après l’expédition insurrectionnelle manquée de 1832 ou celui de Louis Napoléon après la tentative de Boulogne en 1840), il peut être source de graves inconvénients pour les opposants qu’ils soient de milieu populaire ou non. Le cas d’Auguste Blanqui, prisonnier politique pendant une grande partie de sa vie adulte est certes exceptionnel, mais un très grand nombre de militants subissent de lourdes sanctions même en période normale. Jusqu’en 1848, la peine maximale, la peine de mort existe en matière politique sans être toujours appliquée. À cette date, elle sera remplacée par la déportation dans des terres parfois très éloignées. Mais lors des insurrections, que ce soit en juin 1848, décembre 1851, encore bien plus lors de la Commune, de nombreux insurgés sont fusillés sans jugement. Ceux qui sont arrêtés peuvent être déportés en Algérie comme en juin 1848 ou décembre 1851, en Nouvelle Calédonie en 1871 ou placés pendant des mois sur des pontons. En temps ordinaire, ce sont des peines de prison accompagnées souvent d’amende, qui sanctionnent l’organisation de sociétés interdites, les articles de journaux jugés délictueux, les cris séditieux etc.. Maint militant de cette époque fait des séjours plus ou moins longs en prison. D’autres (Ledru-Rollin, Victor Hugo, ou l’ouvrier Martin Nadaud) fuient la répression grâce à l’exil, en Angleterre, Belgique, Suisse. Celui-ci peut durer plusieurs dizaines d’années.
Si nous avons cherché à mettre en lumière les caractéristiques propres à l’engagement politique au XIXe siècle, il ne s’ensuit pas qu’on ne puisse en retrouver certaines plus tard, à l’état de traces ou modifiées, car la vie politique a aussi des effets structurants persistants. Il peut être donc intéressant d’observer comment certaines ont pu persister, d’autres s’atténuer ou se transformer sans forcément disparaître complètement dans les époques ultérieures.

Raymond Huard est historien. Il est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Montpellier.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019