Un communisme du XXIe siècle, point de jonction de toutes les luttes sociales, féministes et antiracistes et perspective de radicalisation de la Grande Révolution.
Luttes antiracistes, luttes féministes, luttes sociales et communisme. Quels rapports entre ces luttes et quelles perspectives politiques ? Il peut exister un antiracisme de droite ou libéral, un féminisme de droite ou libéral, il ne peut exister un communisme de droite. Une lutte communiste se distingue en ce sens qu’elle est fondée sur des intérêts de classe et qu’elle défend à la fois une émancipation d’ordre politique (les droits fondamentaux) mais aussi une émancipation sociale (droits sociaux et droits des salariés). Elle possède en commun avec les autres luttes la conquête bourgeoise des droits de l’homme. Autrement dit, les communistes ont toujours été favorables à l’extension des droits politiques. Une lutte communiste n’établit pas de hiérarchie entre les différentes luttes visant l’émancipation humaine. Elle est commune à toutes ces luttes pour la raison suivante : le communisme distingue l’émancipation politique et l’émancipation sociale. L’émancipation politique est la révolution apportée par la bourgeoisie posant les droits de l’homme comme principe universel. L’universalité du principe ainsi posé appelle son extension : c’est ce que feront les femmes. Au nom de l’universalité du principe des droits de l’homme, les femmes exigeront son extension aux droits des femmes. C’est ce que feront les anciens esclaves : c’est au nom de l’universalité du principe qu’ils revendiqueront d’être des êtres humains comme les autres ayant droit à la liberté politique. C’est ce que feront les anciens peuples colonisés : revendiquer l’extension du principe. Sous la conquête des droits de l’homme a été posé un point bien plus fondamental : l’égalité de tous les êtres humains. Le propre de la lutte communiste historiquement a été de considérer qu’une liberté est certes un droit fondamental mais qu’obtenir un droit sans moyens de l’exercer restait une demi-victoire. La lutte communiste se présente donc comme une radicalisation de la révolution entamée il y a plus de deux cents ans par la grande révolution : réaliser ou mener à son terme l’émancipation humaine.
« Une lutte communiste se fonde sur le développement des individus parce qu’elle cherche à les conduire jusqu’à leur plein épanouissement en luttant contre la racine des rapports de domination que sont la division du travail et la propriété privée. »
La division du travail : point originel de la domination humaine
Le reproche fait à la lutte communiste est de réduire toutes les luttes à l’opposition du capital et du travail. La lutte entre le capital et le travail désigne pour les communistes le mode de production, il désigne une période historique déterminée vouée à disparaître en raison de ses contradictions internes et de son incapacité à répondre à l’émancipation humaine. Le mode de production désigne un système qui existe aujourd’hui au niveau de la planète entière. Il implique de diviser les sociétés en deux grandes classes : celles qui possèdent les moyens de production et celles, dépendantes et dominées, qui produisent les richesses des sociétés sans posséder les moyens et les fruits de leur travail. Les communistes se réfèrent en effet au travail salarié des ouvriers et des ouvrières qui forment une classe sociale. Mais la critique communiste est bien plus radicale : elle pose que la division du travail (non réductible au seul « travail salarié ») est à l’origine des rapports de domination au premier rang desquels se trouve la relation homme-femme, matrice originelle des rapports de domination. Le « travail » ou originellement ce que Marx appelle l’« activité productive humaine » s'est trouvé enrôlé dans un processus aliénant (perte radicale des objets essentiels à la vie). Ce processus d'aliénation se trouve au fondement des rapport de domination en raison de la conception que se font les communistes de l'être humain à partir de Marx. L’être humain se distingue des autres espèces non pas d’abord par la « conscience » mais par le fait qu’il doit « produire » sa vie pour la maintenir et la reproduire. En ce sens, la lutte des communistes en direction du travail ne vise pas le seul « travail salarié » mais la division du travail et avec elle (l’un ne va pas sans l’autre) la propriété privée. La division du travail d’abord entre les sexes, puis entre le travail manuel et intellectuel et enfin entre la ville et la campagne sont les points originels ayant permis la formation des classes sociales. Lutter en communiste peut conduire à viser le dépassement du salariat mais au-delà, il peut également conduire vers la critique radicale de la domination d’un être humain sur le travail d’un autre être humain (que ce travail soit salarié ou qu’il soit domestique, par exemple).
« Les deux piliers de la lutte – la lutte sociale et la lutte politique – se handicapent mutuellement en se tenant ainsi à distance et se privent de pouvoir créer ensemble de véritables rapports de force. »
Mais quel rapport la lutte contre la division du travail peut-elle avoir avec des luttes féministes, des luttes antiracistes, des luttes LGBT ? La société féodale était fondée sur une domination de la communauté sur les individus. La société bourgeoise est fondée sur une domination de l’individu sur la communauté. Dans les deux cas, l’intérêt individuel s’oppose à l’intérêt communautaire. Mieux, en mettant les femmes et les enfants au travail salarié, la société bourgeoise leur a permis de se développer « en tant qu’individus » et, partant, de revendiquer des droits politiques en raison de leur développement individuel. Dans le cadre d’une société qui reconnaît les droits de l’homme et du citoyen, le développement individuel autorise que tous les pans de l’individualité – sexe, couleur de peau, orientation sexuelle – puissent trouver la possibilité de se voir reconnus en tant que tels et au sein de l’espace public. L’entrée de l’ensemble des membres de la famille ouvrière dans le monde du travail a participé à faire voler en éclats la base économique de l’ancienne institution familiale et a autorisé l’expression et le développement de ses composantes individuelles « en tant qu’individus développés ». Mais tout cela ne se réalise pas sans luttes. « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Cette phrase si connue implique qu’au sein de la société capitaliste, les individus sont amenés à se développer en tant qu’individus. Par suite, ils sont conduits à entrer en lutte pour être reconnus du point de vue des droits politiques. Mais l’expression et la lutte pour la reconnaissance des droits politiques n’est pas sans concerner le monde du travail (discrimination à l’embauche en raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de la couleur de peau, etc.). L’avancée des droits politiques et sociaux dans le cadre d’une société capitaliste se réalise toujours de manière contradictoire : les ouvriers des deux sexes sont en concurrence au sein du marché du travail, les préjugés vis-à-vis des orientations sexuelles ont pu ralentir des alliances politiques entre groupes sociaux pour ne prendre ici que quelques exemples. Le propre de notre situation actuelle tient à ce qu’au sein de ces luttes politiques pour la reconnaissance des droits politiques, ce sont les stratégies autonomistes (mouvementistes) qui l’ont emporté.
Tension entre émancipation politique et émancipation sociale
Si une partie des luttes sociales ou minoritaires se sentent « étrangères » ou à côté de la lutte communiste, c’est qu’il existe une tension entre l’émancipation politique et l’émancipation sociale. Lorsque les femmes se battent contre les violences sexuelles, leurs luttes relèvent encore de l’émancipation politique : elles demandent à être reconnues « en tant que personne humaine » à laquelle est dû le « respect ». Lorsque des jeunes se battent contre les violences policières, leur lutte relève de l’émancipation politique ; là encore, ils demandent à être membres à part entière de la communauté nationale en tant que leur est dû le respect dévolu au citoyen d’un état de droit. C’est à partir du point de vue de l’« émancipation politique » qu’est reproché aux communistes de ne s’intéresser qu’à l’opposition du capital et du travail, autrement dit à l’émancipation sociale. En réalité, le problème ne se situe pas tant sur le plan des « valeurs » puisque, depuis la Grande Révolution, il est admis que tous les êtres humains sont absolument égaux (du moins en droit). Mais le problème se situe sur un double niveau. Les partis politiques en France n’ont pas toujours su comprendre à temps la demande de reconnaissance politique de certaines catégories telles que les femmes ou les personnes LGBT. Or les individus poussés par le cadre historique de notre société à se développer en tant qu’individus ont dû se prendre en main et ont mené ces luttes victorieuses sur le plan de la reconnaissance politique. Cette démarche a pu valider à leurs yeux l’intérêt des luttes autonomistes. Le second niveau se situe davantage aujourd’hui sur les « espaces » de lutte susceptibles de faire basculer les différentes situations. Aujourd’hui, pour nous en tenir à la gauche, tous les partis politiques ont intégré depuis plusieurs années l’importance de la conquête des droits politiques pour les catégories que nous avons déjà citées. La reconnaissance politique est en passe d’être acquise, les droits sont là, ils restent maintenant à les appliquer. Dans ce cadre, les communistes donnent une certaine importance à la lutte syndicale et politique, au sens de « parti politique ». En effet, l’écrasante majorité des personnes susceptibles d’être confrontées au racisme se trouvent dans les milieux populaires. De même, les violences faites aux femmes prennent une dimension démesurée dès lors qu’elles sont intriquées avec les problématiques sociales que sont celles de la précarité économique et sociale (comment payer un loyer seule avec des enfants, comment payer un déménagement, comment gérer le travail salarié et les enfants ?).
« Dans le cadre d’une société qui reconnaît les droits de l’homme et du citoyen, le développement individuel autorise que tous les pans de l’individualité – sexe, couleur de peau, orientation sexuelle – puissent trouver la possibilité de se voir reconnus en tant que tels. »
Dans ce cadre, la lutte pour l’application des droits ne peut se réaliser sans tenir compte de l’émancipation proprement sociale. En dehors des violences policières qui relèvent en partie seulement de l’émancipation politique (l’essentiel des individus masculins concernés par ces questions vivent dans les quartiers populaires), le racisme se traduit concrètement par des problématiques sociales : la discrimination à l’embauche est une atteinte très grave aux droits sociaux dans le cadre d’une société capitaliste. Rappelons à cet égard les propos de Marx en 1844, l’homme dans notre société n’existe qu’en tant que « travailleur », autrement dit, il n’existe pas socialement sans travail. Mais, pour pouvoir se maintenir au travail, il doit pouvoir entretenir correctement sa vie, c’est pourquoi la discrimination au logement cette fois est tout aussi grave puisqu’elle empêche un individu de pouvoir entretenir sa vie dans de bonnes conditions pour pouvoir garder son travail. Une fois reconnus les droits politiques, leur application concerne directement des droits sociaux. Des droits sociaux de base dans le cadre de nos sociétés qui doivent permettre d’abord d’entretenir et de reproduire sa vie. Une perspective communiste au XXIe siècle pourrait conduire les luttes féministes, antiracistes ou encore les luttes LGBT à mieux se positionner d’un point de vue stratégique sur le plan de l’échiquier politique. Ces luttes pour l’émancipation politique se sont généralisées à toute une partie de l’échiquier politique comme l’a été avant elles la question des droits de l’homme dont aucun parti aujourd’hui n’oserait remettre en cause le principe. Cette situation oblige sans doute aussi à se réinterroger sur les stratégies « autonomistes ». Si nous prenons le cas des femmes, elles sont devenues des citoyennes à part entière, elles ont obtenu des droits politiques (droit à l’avortement, droit de travailler sans l’autorisation du mari, passage de la puissance paternelle à l’autorité parentale, etc.) mais leurs droits sociaux ainsi que le partage du travail dans la division du travail domestique ne se sont guère améliorés. De plus, un féminisme libéral ne présentera pas le même projet de société qu’un féminisme communiste. La perspective d’une lutte communiste se fonde sur le développement des individus parce qu’elle cherche à les conduire jusqu’à leur plein épanouissement en luttant contre la racine des rapports de domination que sont la division du travail et la propriété privée. D’un point de vue proprement politique, une lutte communiste peut devenir le point de rencontre de ces différentes luttes en leur donnant les moyens d’une organisation susceptible de créer le véritable rapport de force et non pas d’être de simples forces sociales d’expression de leur identité. Sur un plan politique, il y a une grande différence entre « exprimer son identité dans l’espace public en l’accompagnant bien sûr de revendications », « être reconnus dans l’espace public en tant qu’identité politique » et « remporter des victoires » ; c’est la différence entre expression des forces sociales et la victoire des forces sociales. Aujourd’hui, les femmes, pour prendre cet exemple, ont besoin de victoires de grande envergure. C’est durablement que les femmes ont besoin d’être sorties du chômage, du travail précaire et partiel, des petits salaires et de la non-conciliation entre vie familiale et vie professionnelle.
« La lutte communiste se présente comme une radicalisation de la révolution entamée il y a plus de deux cents ans par la Grande Révolution : réaliser ou mener à son terme l’émancipation humaine. »
Ces questions demandent des luttes féroces sans précédent qu’il faudra aller littéralement arracher au patronat et au gouvernement. Sans l’apport des organisations politiques, syndicales et sans luttes organisées, nous ne parviendrons pas à obtenir de tels niveaux de victoire. Le communisme du XXIe siècle exige également de réinterroger le rôle des partis politiques vis-à-vis des mouvements sociaux. Les mouvements sociaux sont jaloux d’une autonomie mais, depuis la critique des partis politiques et l’émergence du mouvementisme, leurs victoires ont été pour l’essentiel des victoires de droits politiques. Ils n’ont pas pu obtenir de grandes victoires sociales comme l’a été celle du régime général de la Sécurité sociale. De même, les partis politiques sont frileux à l’idée de donner une orientation politique aux mouvements sociaux de crainte de se voir accuser de « récupération ». Ainsi, les deux piliers de la lutte – la lutte sociale et la lutte politique – se handicapent mutuellement en se tenant ainsi à distance et se privent de pouvoir créer ensemble de véritables rapports de force.
Saliha Boussedra est philosophe. Elle est docteure en philosophie de l’université de Strasbourg.
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020