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Au début de tout cheminement, il y a un premier pas. Ce peut être une lueur, un déclic. Une pulsion quand la pesanteur t’entraîne au fond du gouffre mais qu’une irrépressible envie de vivre et de comprendre te propulse en avant ou vers le haut. L’air pénètre tes poumons, il siffle, il dévale en déplissant tes bronchioles et tu souris comme un con, tu te pinces à aimer la douleur pointue qui atteste l’aube et ses couleurs d’espoir. Simplement la conscience. De quoi est constitué cet assaut dans ma mémoire, ayant vécu le centenaire de la Commune de Paris, et vis aujourd’hui son cent cinquantième anniversaire. Ainsi, petit à petit, pas à pas, en quelques actes, ma conscience politique est venue au jour. Au lieu de faire des phrases, revenons à mon récit prosaïque…          

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Les planchers en bois ne résonnent plus, la poussière montant sous nos pas s’abstient de nous faire tousser. Nous avons délaissé les baraquements installés dans les jardins de l’abbaye aux Hommes depuis les bombardements de la ville de Caen en 1944, et pris possession du nouveau lycée Malherbe dont la configuration en virgule épouse la courbe de la Prairie. J’habite alors du côté de la place du Canada sur les hauteurs, dans ce quartier où se recrutent les petits bourges que je retrouve dans ma classe. J’en suis un, insouciant du mouvement dramatique du monde. Je me sens bien dans ce lycée qui m’accueille après m’être fait virer de Saint-Jo. Frère René, le préfet de discipline, et l’abbé Mazeaud n’ont pas supporté mon esprit frondeur et mes interrogations relatives à la virginité de la mère de Jésus. Viré par les frères Quat’bras qui n’ont rien à envier aux jésuites si on relit les motifs de mon exclusion figurant sur mon carnet : « N’est pas admis à monter en classe supérieure, n’est pas admis à redoubler. » Par manque de foi, j’ai rejoint la laïque, « l’école du diable », comme on nous l’assénait chez les curés. Mon passage par Saint-Jo a fait de moi un athée heureux. Merci quand même les corbeaux !

C’est l’année de la première partie du bachot. Avec quelques potes, on s’exerce à exciter « Coupe-Chiasse », le gros censeur, toujours à l’affût du côté des chiottes de notre étage. On a l’impression qu’il nous cherche. À part un ou deux épisodes cocasses et colles à l’appui, on est plutôt bosseur. Personnellement, j’affectionne les lettres, je découvre Rimbaud et Céline, mais le cours d’histoire me passionne. Cette année-là, nous avons un prof dont la physionomie est typique : lunettes et collier de barbe. On l’appelle Mexandeau. Durant son cours, il lit ses notes avec la passion qu’il veut nous communiquer. Comparé à l’eau tiède du Malet-Isaac, son débit est chaud, exalté. Parfois ses paroles vont plus vite que le lui autorise sa bouche, ça se bouscule au portillon, les postillons bombardent les premiers rangs. Je gratte, je gratte de mon écriture désordonnée, je gratte. Quand il aborde la guerre franco-prussienne de 1870, mon attention redouble à la mesure des anecdotes qu’il glisse dans son discours. Comme je venais de lire Boule de suif, j’ai fait mon ramenard en indiquant comment la nouvelle de Maupassant décrit l’occupation des Prussiens et les réactions diverses de la population. Mais c’est la révélation de l’insurrection parisienne qui est pour moi un coup de tonnerre. Malet-Isaac néglige la Commune de Paris d’une minuscule citation anecdotique. Mex s’exalte, il est théâtral quand il décrit la Semaine sanglante. Il est tragique quand il dénombre les hommes et les femmes que les versaillais ont liquidés. Comment un événement si dramatique dans Paris m’est demeuré inconnu avant cette classe de première ? Je commence à comprendre à partir de ce moment-là que l’histoire officielle n’est autre qu’un point de vue de la classe dominante. Même à 17 ans, la découverte de ce poncif est revigorante.

Je m’empresse lors de ma moisson hebdomadaire à la bibliothèque municipale située dans un bâtiment en rez-de-chaussée, perpendiculaire à Saint-Étienne, de collecter des livres qui évoquent ce point d’histoire. Je trouve quelques monographies, puis je tombe sur un manuel édité chez Delagrave, un cours d’histoire d’un dénommé Émile Tersen. Double bingo ! Je retrouve exposée cette partie de l’histoire, et, ô surprise, le cours de Mex in extenso ! Ainsi il s’avère que Mex a recopié servilement le cours de Tersen pour nous le servir comme étant de son cru. Sur le coup, je crie intérieurement à la supercherie, à la malhonnêteté, mais quelques jours passant ainsi que les années, grâce à l’entourloupe de Mex, j’ai accès à cette mémoire qui, au fur et mesure de mon intérêt, devient le déterminant de mon engagement politique. Le livre de Lissagaray constitue encore mon livre de référence.

J’ai par la suite continué mes recherches, et découvert dans le Maitron qu’Émile Tersen, militant communiste et résistant, fut prof d’histoire à Malherbe dans les années 1920 et que, entre autres, il avait dirigé avec son ami Jean Bruhat la publication de La Commune de 1871 aux Éditions sociales en 1960, réédité en 1970. Tu es pardonné Mex !

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Ce matin-là de janvier 1968, mes yeux piquent, l’air est irrespirable. Des pierres, des bouts de bois jonchent les rues, des dégâts sont visibles. Des fourgons bleus stationnent au loin. J’arrive à la librairie située dans l’hôtel d’Escoville, place Saint-Pierre, où j’exerce le métier accessoire de vendeur. C’est l’émoi dans la boutique, les grandes eaux de la frayeur rétrospective, tout le monde a des yeux rouges de lapin russe. On se moque de moi de n’être pas informé que les gars de la Saviem et des étudiants ont affronté la police une bonne partie de la nuit. Je n’ai pas écouté Europe 1, désolé ! Et puis mon HLM du Chemin-vert est trop éloigné du centre-ville pour avoir entendu les explosions. Ultérieurement, un commentateur prétendit que Mai 68 avait commencé en janvier à Caen, que la liaison ouvriers-étudiants y avait pris corps.

Quelques mois plus tard, on défilait dans les rues, je devins juif allemand, le campus résonnait d’exaltations, de slogans poétiques, de mots d’ordre absolus, de prises de parole délirantes. Le romantisme barricadier à l’œuvre au quartier Latin envahissait nos crânes, manifs sur manifs, blocage de la ville. Alors que j’arpentais les amphis, en pleine effervescence, où l’on refaisait le monde en piétinant l’ancien à coups de revendications désordonnées, mon fils vint au monde le 15 mai. Indicible bonheur, mon événement de Mai 1968 !

À l’aube des possibles, on cherchait des perspectives, la grève générale allait aboutir à… hélas ! Déjà les réactionnaires de l’UNR défilaient dans les rues en hurlant, la hure mauvaise : La France aux Français ! La gauche politique et syndicale hésitait, d’autres calculs étaient à l’œuvre… Quand, de retour de son escapade en Allemagne, le Vieux prononça son discours, nous étions dans une manif du côté des Nouvelles Galeries, une copine avait le transistor collé à l’oreille. On s’est regardé et on a su alors que c’était foutu. Encore une défaite, une nouvelle « plaie ouverte ».

En 1971, la commémoration du centenaire de la Commune de Paris fit quelques lignes dans les journaux. Cette date raviva mon intérêt. J’ai laissé B. avec les deux enfants, et au volant de ma 4 L me voici rendu à Saint-Vaast-la-Hougue. Ayant demandé à la patronne des Glycines de me réveiller à 5 heures, c’est sommeilleux et pâteux que j’arpente les quais à la recherche d’un pêcheur qui voudrait bien me déposer sur l’île de Saint-Marcouf. Au bout de trois tentatives infructueuses, je tombe sur un type qui pêche les étrilles au casier dans cette zone-là. On parlemente, il se montre intéressé par l’objet de mon expédition. C’est ainsi qu’André Lesimple m’embarque sur son bateau auquel il a arrimé une annexe. La mer est calme, noire, quelques loupiotes signalent le rivage de Morsaline. Bruit sourd et régulier du moteur. Il a bloqué la barre avec un cordage, fixé le cap à l’aide du compas calé dans un gros chiffon posé sur le plancher. Je grelotte, transi de froid. Il porte une grosse veste caoutchoutée et une casquette, il prépare les godes qui serviront d’appâts. Je devine dans l’obscurité ses mains rouges et gercées de froid et d’humidité, ces mains calleuses qui ont broyé les miennes pour sceller notre accord. Une fois les casiers remontés et vidés des crabes, il nourrira le piège de cette godaille avant de le réexpédier au fond de la mer.

« Je vas vous laisser avec la plate. » 

Le bateau s’éloigne, André Lesimple marmonne qu’il me reprendra en fin d’après-midi. Je rame lentement vers la masse obscure se détachant sur un ciel, gris rose déjà. Quand j’aborde, c’est une explosion assourdissante de cris d’oiseaux. Je tire l’annexe très haut sur les rochers recouverts d’algues, de peur que la marée ne l’emporte. Dans les premières lumières du jour, le fort de Saint-Marcouf m’écrase de sa masse. J’explore ses abords, les ronces en disputent l’accès. Un sentiment violent d’abandon me saisit. Je veux voir, m’imprégner de ce lieu inhabité chargé de la misère des hommes. L’exploration est hasardeuse, en plein soleil de midi la clarté envahit des salles, des sortes de cellules, les murs lépreux laissent apparaître des graffitis parmi lesquels j’espère trouver un message, une trace, un « Vive la Commune », que sais-je encore ? C’est ici qu’on a emprisonné des communards, comme dans bien d’autres endroits que la recherche historique a répertoriés. Des pontons à Cherbourg furent également le théâtre de cette répression. Plus d’une centaine d’insurgés, ayant échappé à la déportation lointaine, ont été emprisonnés entre ces murs après leur condamnation par les cours spéciales. Sous les voûtes résonnent encore les hurlements de la chiourme… Dans ce lieu de relégation, dans la solitude, dans le souffle du vent marin, mon imprégnation de ce tragique m’a porté sur l’instant à une intense émotion. Par-delà les années, ainsi suis-je entré en contact avec ces hommes qui voulurent côtoyer le ciel et qu’on a réduits à subir l’enfer

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Il est des défaites qui ensemencent l’avenir. Et c’est de ces conquêtes lentes que, dans de longues luttes patientes, se nourrissent la liberté et le progrès social. C’est ainsi que je comprends à mon modeste niveau la ferveur entretenue autour du souvenir de la Commune.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021