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Alimentation, transports, aides à domicile… de nombreux domaines économiques sont ciblés par l’ubérisation. En moins d’une décennie, les « applis » ont envahi nos vies, faisant de la politique du « clic » et de l’instantanéité la nouvelle norme. C’est aussi un modèle de société.

L’intervention de Ludovic Rioux a montré le concret de l’ubérisation pour les livreurs et les luttes qu’on peut y mener. Les plateformes représentent en fait des choses très différentes : certaines d’entre elles correspondent à des mises en relation, d’autres à du travail dissimulé.
On ne peut nier les nombreux apports du numérique à la société, mais il est important de s’interroger sur la façon dont on pourrait en subir les conséquences. Cela nous pousse à réfléchir aux alternatives à ce capitalisme qui tend à nous vendre l’actualisation de ses formes de domination, d’exploitation et d’aliénation, comme de nouveaux espaces de liberté.

Un retour historique
Les politiques d’externalisation et de sous-traitance se sont développées depuis les années 1980. Les entreprises ont ainsi acquis de la souplesse et de la flexibilité et réduisent leurs « frais de personnels », ce qui leur a permis de se concentrer sur les activités à forte valeur ajoutée. Cette déréglementation du marché du travail a été impulsée et imposée avec une intervention volontariste des États et des organismes d’affaires internationaux, ce n’est pas « moins d’État » mais un autre État. Des lois ont été introduites pour cela, en France, depuis la loi Auroux de 1982, qui permettait des accords dérogatoires dans la négociation collective, jusqu’aux lois récentes : création du statut d’autoentrepreneur en 2009, loi El Khomri (rédigée par Macron) en 2016, etc.

« Parmi les conséquences délétères, figure également l’assèchement des ressources de la Sécurité sociale, qui pourrait pousser à une certaine faillite et à la fin du modèle de redistribution traditionnel. »

L’aboutissement d’un rêve néolibéral
L’ubérisation ou « plateformisation » ne concerne pas que les livreurs à vélo et les VTC. Cela touche aussi les services à la personne, le ménage, la santé, les voyages, les transports, la logistique, etc. En s’affranchissant des règles de concurrence et des règles sociales et fiscales, c’est une offensive généralisée. Uber, Deliveroo, Docadom et consorts avec la complicité de différents gouvernements ont réussi à rendre leurs nouveaux standards de qualité de services et d’orientation-client incontournables. Les entreprises traditionnelles n’ont d’autres choix que de s’aligner sur ce modèle pour survivre. C’est aussi le retour du travail à la tâche et du tâcheron enfermé dans la précarité : ce même forçat qui devrait remercier ces multinationales de ne pouvoir sortir de la boîte noire de l’algorithme. Affectant le statut de l’emploi, les conditions de travail, le rapport à l’espace et au temps de travail, c’est une nouvelle organisation économique mondiale, véritable casse du salariat et de ses protections. Les travailleurs de plateformes numériques sont estimés à 28 millions en 2022 et on prévoit qu’ils seront 43 millions en 2025. Parmi les conséquences délétères, figure également l’assèchement des ressources de la Sécurité sociale, qui pourrait pousser à une certaine faillite et à la fin du modèle de redistribution traditionnel.

« La plateformisation vient de plus en plus se substituer à l’action publique de l’État, défaillante et dévitalisée. »

 Les nouvelles habitudes de consommation
Il convient d’être attentif aux changements, à l’engouement du public pour les nouvelles formes de consommation, accentuées par la crise sanitaire. Cela est vrai aussi dans le domaine alimentaire, avec les drives piétons, les dark kitchens (cuisines fantômes), les dark stores (magasins fantômes), dont il ne faut pas sous-estimer les externalités négatives. Il y a là une véritable déprofessionnalisation qui se structure. On ne peut pas en faire abstraction, la plateformisation vient de plus en plus se substituer à l’action publique de l’État, défaillante et dévitalisée. Derrière ces nouveaux modes de consommations, à examiner avec esprit critique, n’y a-t-il place que pour le capitalisme de plateforme ? Tel n’est pas notre avis.

Une nécessaire organisation collective
Lutter repose sur une organisation collective, or le travail ubérisé est par essence une forme d’emploi qui veut rendre les mobilisations improbables. Cependant, des actions collectives existent, elles visent : la requalification en emploi salarié de l’activité de ceux qui offrent leur service, la création de « mutuelles de travail associé », la mise en place de plateformes coopératives de communs numériques. Si les algorithmes nous enferment dans une bulle, on peut néanmoins s’ouvrir à nouveau au rassemblement. L’ubérisation relève bien évidemment déjà d’une lutte syndicale qu’il convient d’adapter et d’organiser pour répondre aux nouveaux défis. Il y a également d’autres cadres, par exemple les recours juridiques, pour faire reconnaître les liens de subordination (avec l’arrêt de la Cour de cassation en 2020). Le 8 mars 2022, le tribunal de Paris a infligé une amende de 375 000 euros à Deliveroo pour travail dissimulé. Des patrons ont été condamnés au pénal, avec interdiction de diriger une société pendant deux ans. La commission européenne a publié une directive permettant une meilleure protection des travailleurs des plateformes et une certaine transparence des algorithmes.

« Réfléchir aux alternatives à ce capitalisme qui tend à nous vendre l’actualisation de ses formes de domination, d’exploitation et d’aliénation, comme de nouveaux espaces de liberté. »

Pour un nouveau modèle de société
La « question sociale » doit opérer un retour en force dans nos réflexions. L’ubérisation remet complètement en question le modèle économique traditionnel, celui du salariat et de l’emploi, ainsi que les interventions sociales de l’État, il est donc urgent de penser la société que nous voulons, puis d’agir pour la construire. Cela passe par des voies diverses. Le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) au Sénat a, en particulier, élaboré deux propositions de loi en ce sens : l’une en 2020 sur la requalification en statut salarial des travailleurs des plateformes, une autre en 2022 sur le rôle des algorithmes et leur seuil d’interférence dans l’autonomie des travailleurs. Il ne faut pas négliger non plus d’autres modèles alternatifs, dans l’économie sociale et solidaire, les coopératives. C’est pourquoi nous avons donné la parole à de nombreux acteurs de ces milieux, notamment dans l’ouvrage collectif, Ubérisation. Et après ? Bordeaux, Éditions du Détour, 2021. Ce monde-là n’est pas une fatalité. Le chantier est immense et à engager d’urgence. À penser sur le temps long, il est politique au sens premier du terme.

Pascal Savoldelli est sénateur communiste du Val-de-Marne.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023