Les États-Unis viennent d’élire Trump pour la deuxième fois : pourquoi les classes populaires désertent-elles les partis dits « centristes » ou « modérés » pour choisir l’extrême droite ou ceux que l’on appelle d’une désignation problématique les « populistes » ?
Les néolibéraux américains sont souvent prompts à insulter les classes populaires, que ce soit Hillary Clinton qui les appelle deplorables (minables, pathétiques) ou Joe Biden qui reprend un terme trumpiste pour les qualifier d’« ordures » s’ils votent pour Donald Trump.
L’insulte psychologisante tient lieu d’analyse mais, à gauche, il est crucial de comprendre le pourquoi de cet exode vers les politiques du pire de ceux qu’aux États-Unis on appelle la « classe moyenne » mais que l’on peut désigner collectivement comme les travailleurs, voire la classe ouvrière. Les analyses du philosophe allemand Axel Honeth ou de son homologue américain, Michael Sandel, sur la reconnaissance ou la « condescendance méritocratique » sont pertinentes ici.
Le Monde diplomatique du mois de décembre 2024 a publié un graphique montrant pour qui les Américains et les Américaines avaient voté. Il ressort très clairement que les populations diplômées ont voté pour Kamala Harris alors que les non diplômés ont choisi Trump. Les moins fortunés ont également donné une courte majorité à Trump. La deuxième élection de Trump acquise avec cette fois une majorité des voix, contrairement à 2016, étant donné le caractère non démocratique du mode de scrutin américain, est un point d’aboutissement d’un long cycle historique.
Le néolibéralisme des démocrates
Depuis les années du New Deal de Franklin Roosevelt, le Parti démocrate était considéré comme le parti de la classe ouvrière et l’est resté, au moins sur le plan électoral, jusqu’à la présidence Clinton (1993-2001). Le triomphe politique du néolibéralisme s’accompagne d’une lente érosion des résultats électoraux des démocrates, érosion un temps enrayée par les succès de Barack Obama (2009-2017). Si le néolibéralisme a commencé à envahir les systèmes politiques à partir des succès de Margaret Thatcher (1979-1990) en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan (1981-1989) aux États-Unis, il avait été théorisé bien avant. Barbara Stiegler a retracé l’histoire du néolibéralisme américain dans l’ouvrage intitulé Il faut s’adapter (Gallimard, 2019).
« Le discours de la diversité détaché d’une problématique de luttes sociales déplace les lignes de combat : les adversaires ne sont plus les capitalistes ou plus généralement le monde des affaires mais cette rhétorique peut conduire à la formation de structures identitaires. »
Bill Clinton, qui avait été élu avec les voix de la classe ouvrière, a pris des décisions qui ont eu des effets catastrophiques sur les revenus et la situation économique générale des classes défavorisées. Il a notamment validé les accords de libre-échange de l’ALENA, signés par son prédécesseur George Bush père (1989-1993). Ces accords ont permis la délocalisation des productions industrielles, en particulier vers les maquiladoras du Mexique, usines employant des travailleurs mexicains payés dix fois moins cher que les travailleurs américains qui eux ont perdu leurs emplois bien rémunérés dans des entreprises
fortement syndicalisées. Bien évidemment la délocalisation capitaliste entraîne la désindustrialisation des États-Unis, hors secteur armement. Un président démocrate a donc pris une part directe dans la paupérisation de la classe ouvrière. À la fin de son second mandat, Clinton a fait entrer la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il s’agissait alors, à nouveau, de produire à bas coûts en Chine puis d’importer des produits bon marché. La logique néolibérale insistait sur les économies que les travailleurs américains pouvaient réaliser en achetant ces produits chinois.
La balance commerciale entre la Chine et les États-Unis n’a cessé de se dégrader mais, puisque le dollar est la monnaie de réserve du monde, les économistes ne considéraient pas que c’était un problème. Pour les travailleurs qui voyaient fuir leurs emplois vers le Mexique ou la Chine, il était évidemment impossible de voir les avantages supposés de la « mondialisation heureuse », selon le titre d’un ouvrage d’Alain Minc. Les travailleurs qui ont perdu leur emploi ou ont dû accepter un emploi plus mal payé ne peuvent se réjouir des avantages des consommateurs pris dans leur globalité.
« Trump le démagogue parvient à donner l’impression de s’intéresser aux classes populaires, alors même qu’il mène la lutte des classes depuis sa position de privilégié réactionnaire. »
Biden a fait campagne en 2020 en utilisant des arguments auxquels les classes populaires sont sensibles mais, pas plus qu’Obama, il n’a cherché à instaurer une assurance maladie universelle ou à légiférer sur le salaire minimum.
Le discours public américain, surtout de la part des démocrates, parle de diversité raciale ou d’orientation sexuelle mais oublie ou marginalise le discours en matière de classes sociales, qui pourtant n’ont pas disparu, et Trump le démagogue parvient à donner l’impression de s’intéresser aux classes populaires, alors même qu’il mène la lutte des classes depuis sa position de privilégié réactionnaire. La conscience de classe a eu tendance à s’estomper lors des années de la montée du néolibéralisme pour être remplacée par des combats autour du racisme, du sexisme et de l’homophobie. Mais le parcours de Bernie Sanders montre pourtant qu’une analyse de classe pourrait facilement s’imposer à nouveau.
Comprendre la défaite de Kamala Harris
Après l’élection, le sénateur Sanders a formulé une analyse tout à fait pertinente : « Il n’est pas très surprenant qu’un parti démocrate qui a abandonné les gens de la classe ouvrière découvre que la classe ouvrière l’a abandonné. » Il ajoute : « Alors que les dirigeants du Parti démocrate défendent le statu quo, les Américains sont en colère et veulent du changement. Et ils ont raison. »
L’analyse de Sanders a le mérite de remettre la problématique de la lutte des classes dans le débat public. Une campagne américaine se déroule sous le règne de l’argent et cette fois-ci les démocrates ont dépensé plus que les républicains.
Les dépenses militaires des États-Unis, les plus importantes au monde, qui s’élèvent à plus de 900 milliards de dollars (et plus si on inclut les dépenses liées aux problèmes médicaux des soldats), orientent l’économie vers le secteur des armements au détriment de la santé et de l’éducation. Les États-Unis ont dépensé 182 milliards de dollars pour la guerre en Ukraine et plus de 18 pour soutenir Israël dans ses guerres et crimes de guerre au Moyen Orient.
Un autre aspect à considérer : l’influence de l’inflation sur les budgets des classes populaires, un aspect négligé par les économistes qui évoquent plutôt la bonne santé de l’économie américaine. Les prix de l’essence, de l’alimentation et de l’immobilier ont explosé affectant donc en premier lieu les plus défavorisés et la classe moyenne.
« Il n’est pas très surprenant qu’un parti démocrate qui a abandonné les gens de la classe ouvrière découvre que la classe ouvrière l’a abandonné. » Bernie Sanders
Trump a fait mine de s’intéresser aux problèmes de la classe ouvrière, tandis que Harris a voulu plaire à ses donateurs et conseillers et n’a même pas évoqué ces problèmes et que Biden a remis une couche de mépris social. Le philosophe Michael Sandel parle dans son analyse des résultats de l’élection d’« élites méritocratiques » qui expriment à la fois leur « triomphalisme méritocratique » et leur « condescendance méritocratique ». Il existe une expression en anglais qui résume assez bien le type de relations que le Parti démocrate entretient avec la classe ouvrière : add insult to injury (ajouter l’insulte à la blessure). Les détériorations réelles des conditions de vie pour la majorité de la population sont aggravées par des discours suintant le mépris social et l’arrogance.
Le discours de la diversité détaché d’une problématique de luttes sociales déplace les lignes de combat : les adversaires ne sont plus les capitalistes ou plus généralement le monde des affaires mais cette rhétorique peut conduire à la formation de structures identitaires.
Disparition de la gauche ?
Si l’on conçoit la gauche comme étant une force d’opposition au capital, celle-ci a presque disparu aux États-Unis, sur le plan politique. Sur le plan syndical, le taux d’appartenance à un syndicat est d’environ 10% des travailleurs, soit deux fois moins qu’en 1983. Le syndicat des Teamsters (chauffeurs routiers) a envoyé un représentant à la convention républicaine. Le choix des démocrates de se détourner de la classe ouvrière a ouvert la voix aux républicains pour exprimer leur mécontentement.
Si le taux de syndicalisation est bas, il faut cependant noter un nombre élevé de grèves et le renouveau de certains syndicats comme celui de l’automobile (UAW, United Auto Workers). On pourra lire à ce propos l’article d’Alec Desbordes dans Recherches internationales (n° 130) : « Aux États-Unis : la lutte industrielle comme nouvelle phase du syndicalisme ? ». Le renouveau de la gauche passera par les syndicats qui ne peuvent durablement se tromper d’adversaire.
Sur l’immigration il y a de multiples facteurs dont celui de la responsabilité des États-Unis par leurs sanctions punitives, mais notons aussi que le monde des affaires est fortement favorable à une immigration dite « illégale » pour avoir une main-d’œuvre docile et sous-payée.
Les guerres, qui de fait représentent un transfert d’argent des contribuables américains vers le secteur de l’armement, affectent les classes populaires par l’intermédiaire des impôts et de l’inflation.
Par ailleurs, les statistiques du chômage seraient, selon certains économistes dissidents, de 24% et donc bien plus hauts que les chiffres officiels, ce qui explique la perception justifiée des classes populaires concernant leurs baisses de revenus.
En conclusion on peut donc dire que les démocrates ont créé les conditions de leur défaite et que Trump le démagogue n’est que le symptôme d’une société en décomposition qu’il n’a pas créée.
Pierre Guerlain est professeur de civilisation américaine à l’université Paris-Nanterre.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025