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Les travailleurs des plateformes appartiennent à ces «invisibles» du monde du travail, souvent éloignés du mouvement syndical. Leur organisation collective est un combat permanent.

Les Uber files et la commission d’enquête qui leur a été consacré laissent peu de place au doute sur l’implication zélée des différents gouvernements (et d’Emmanuel Macron lui-même) pour permettre l’implantation des plateformes de travail en France. Véritable cheval de Troie contre l’emploi, le modèle de la plateforme tel qu’il est imposé vise à reporter tous les risques de l’activité sur les travailleurs et la collectivité afin que la plateforme en assume un minimum. Résultat : pas de droit du licenciement, pas de droit au chômage, pas de congés payés, pas d’affiliation au régime salarié de la Sécurité sociale... Sourdes aux différentes condamnations en justice, les plateformes jouent la montre : le droit finira bien par céder et s’adapter pour légaliser leur situation.

« La mobilisation des associations et syndicats a participé à mettre en lumière les conditions de travail et de rémunérations dégradées imposées aux travailleurs, et poussé les plateformes à quelques concessions sur la question des droits collectifs. »

D’autant que ces plateformes ont réussi le pari de s’installer dans les habitudes de consommation des Françaises et des Français. S’agissant de la livraison de repas à domicile, le confinement et le développement du télétravail ont participé à ancrer le réflexe de la commande (60% des Français l’ont désormais intégrée à leurs habitudes de consommation, contre seulement 40% à la veille de la pandémie). Selon l’Institut IRI, les Français ont consacré plus de 10 milliards d’euros aux repas livrés. Inexorablement, « l’armée de coursiers des plateformes n’a fait que grossir » (CGT, 16 mars 2022).

L’organisation collective des travailleurs des plateformes
Si des organisations ont émergé pour défendre et représenter les intérêts des livreurs et des chauffeurs VTC – pas toutes sous la forme syndicale –, le modèle même d’organisation en plateforme rend la tâche peu aisée. Travailleurs précaires, isolés, collectifs atomisés, sans véritable temps de pause et sans espace collectif partagé sinon la rue... Comme l’explique Ludovic Rioux, secrétaire de la CGT-livreurs : « Même si des syndicats ou collectifs locaux ont vu le jour, à Paris, Lyon, Bordeaux [...] c’est très difficile de fédérer des indépendants travaillant seuls sur leur vélo un peu partout en France ». Et c’est sans doute là l’autre attrait de l’entreprise en plateforme : elle rend l’organisation collective plus complexe, limitant de fait les entraves à l’exercice unilatéral d’un pouvoir patronal qui ne dit pas son nom.

« Le modèle de la plateforme tel qu’il est imposé vise à reporter tous les risques de l’activité sur les travailleurs et la collectivité afin que la plateforme en assume un minimum. »

Pour autant, cette organisation n’est pas impossible. Et de fait, la mobilisation des associations et des syndicats a participé à mettre en lumière les conditions de travail et de rémunération dégradées imposées aux travailleurs, et poussé les plateformes à quelques concessions sur la question des droits collectifs. Toujours dans le souci de ne pas assimiler les plateformes à des employeurs, le gouvernement a créé l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE). Mélangeant des missions comparables à celles d’autres instances et administrations du travail (commissions de conciliation nationale ou régionales tripartites, inspection du travail, comité social et économique...), l’ARPE favorise le maintien de l’illusion d’un rapport commercial entre les plateformes et les travailleurs, tout en créant celle de l’octroi de droits sociaux nouveaux par le dialogue social entre représentants de travailleurs et représentants des plateformes en vue de la conclusion d’accords collectifs.

« Si des organisations ont émergé pour défendre et représenter les intérêts des livreurs et des chauffeurs VTC, le modèle même d’organisation en plateforme rend la tâche peu aisée. »

Le faible taux de participation aux élections
Seulement, force est de constater que la participation aux élections n’a pas été un franc succès. Le taux de participation des travailleurs a été très faible : 3,91% dans le secteur des VTC et 1,83% dans celui de la livraison. Des associations de défense très actives telles que le Collectif des livreurs autonomes des plateformes (CLAP) ont refusé de se présenter, contestant la création d’une instance qui légitime le traitement spécial des plateformes en dehors de l’empire du droit social. En parallèle, comme l’explique Matthieu Vicente, maître de conférences à l’université de Montpellier, « les organisations de salariés sont supplantées par des organisations corporatistes ou patronales qui arrivent en tête dans chacun des deux secteurs. C’est particulièrement le cas de la FNAE [Fédération nationale des auto-entrepreneurs et micro-entrepreneurs], organisation membre de la CPME [Confédération des petites et moyennes entreprises] et dotée d’une représentativité de type patronal dans les organismes sociaux. Ayant fait une campagne pour le moins discrète, le pourcentage obtenu par cette organisation davantage tournée vers des stratégies de conseil et de lobbying que vers la mobilisation des travailleurs surprend, d’autant qu’elle se montre peu hostile aux plateformes » (cf. sa thèse portant sur Les Droits collectifs des travailleurs de plateformes soutenue en 2022). Sans surprise alors, la signature de trois accords en avril dernier a été à l’origine de nouvelles tensions entre les syndicats traditionnels de défense de salariés et ces nouvelles organisations plus corporatistes et favorables aux plateformes. En témoigne un communiqué de la CGT – qui après débat interne a choisi de participer aux élections professionnelles de l’ARPE – dénonçant la signature d’accords qui participent à « entériner un modèle social défavorable aux travailleurs avec le soutien du gouvernement ».
Difficile en raison de l’atomisation des collectifs et de la précarité des travailleurs, la bataille syndicale pour la reconnaissance des droits sociaux n’est donc pas simplifiée avec la création de ce type d’instances ad hoc. Elles participent en effet à légitimer l’organisation frauduleuse des plateformes de travail. Espérons que la toute prochaine directive européenne établissant une présomption de salariat permettra à l’inverse d’appuyer le combat syndical pour les droits sociaux des travailleurs des plateformes.

Barbara Gomes est juriste. Elle est maîtresse de conférences à l’université d’Avignon.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023