Par

ruffin.jpg

Au premier tour de l’élection présidentielle entre 27 % et 33 % des employés et des ouvriers se sont abstenus (source Ipsos, Présidentielle 2022. Profil des abstentionnistes et sociologie des électorats). Parmi ceux qui ont déposé un bulletin dans l’urne, 36 % ont choisi celui de Marine le Pen, un taux plus important que l’ensemble accordé par la classe laborieuse à la gauche. C’est autour de cette réalité préoccupante que François Ruffin développe sa réflexion quant à l’état et l’avenir de la gauche dans son dernier livre, Je vous écris du front de la Somme publié aux Liens qui libèrent en septembre 2022. Au fil des cent quarante-cinq pages de l’ouvrage, François Ruffin dresse le constat amer, sans détour, que ce front « vient de craquer » (p. 9). Le député, qui s’impose politiquement dans un territoire conquis par l’extrême droite, se voit comme l’une des rares exceptions qui confirment la règle. La gauche a abandonné puis perdu les ouvriers et les employés hors des métropoles ; la stratégie est à revoir au plus vite.

Une stratégie à revoir
Cinq chapitres thématiques constituent l’armature du livre autour de laquelle les pensées de François Ruffin viennent se fixer. Le premier chapitre éponyme du livre pose le diagnostic : le front est brisé. Le deuxième, « Les dégâts du grand trauma », identifie la source : l’abandon historique de la lutte des classes et l’hécatombe de la désindustrialisation. « Au nom de la “valeur travail” » éclaire les projets destructeurs du capital et de ses représentants politiques pour la précarisation de l’emploi. Les effets néfastes sur le temps de travail sont ensuite précisés dans « Coups de pression ». En guise de leçons à tirer et d’espoir lointain, Ruffin termine son livre par sa vision du « faire-ensemble » : le travail collectif et émancipateur vers un horizon commun. Transcendant cette structure thématique, trente et une notes et réflexions numérotées, comme autant d’entrées d’un journal politique, précisent les réflexions de l’auteur.
À la suite des propos de Fabien Roussel sur « la gauche du travail » à la Fête de l’Humanité, François Ruffin a voulu clarifier ses positions. Dans un billet de blog (F. Ruffin, « Ruffin-Roussel, même combat ? », Médiapart), il affirme d’abord qu’il est d’accord sur le diagnostic, qu’il prend d’ailleurs le temps de creuser dans son livre. Les fractions populaires de la classe des travailleuses et des travailleurs ne se reconnaissent plus dans la gauche d’aujourd’hui. Les conséquences en sont désastreuses : une abstention massive et une extrême droite aux portes du pouvoir. Le député qui se pose en « anti-Terra Nova » (p. 25), du nom de ce think tank social-libéral qui avait prôné l’abandon des classes populaires (B. Jeanbart & O. Ferrand [2011] Gauche, quelle majorité électorale ? Rapport de Terra Nova, Paris), veut retourner cette tendance. Mais comment parler aux classes populaires aujourd’hui et les convaincre ?

Rassembler « le peuple »
Aux yeux de François Ruffin, l’horizon serait de rassembler « le peuple » dans son ensemble, les travailleurs et les privés d’emplois, les ouvriers et ceux dont la survie dépend aujourd’hui des allocations. Cela passerait par le dépassement des tensions entre allocataires et le monde du travail avec une solution par le haut, que « la gauche [renoue] avec des droits universels. Des droits pour tous. Des droits sans conditions, sans obligation de misère… » (p. 52). Nous ne saurions être qu’en accord pour briser ces murs institutionnels entre précaires et travailleurs, division dont le peuple se fait le reflet malgré lui.
Pour contrer l’emprise de l’extrême droite, François Ruffin conseille une deuxième piste. Aux droits universels s’ajoute l’offensive contre les grandes fortunes : la tâche « essentielle pour nous de ramener à cette injustice à majuscule, aux hyper-riches sur leur Olympe » (p. 50). Cette vision de l’inégalité comme abstraction économique, comme seule question de justice, n’est pas à la hauteur. La question de l’inégalité des revenus et du patrimoine n’est pas séparée de celle du travail ; au contraire, elle en émane. Les richesses de Bernard Arnault sont la concentration de la plus-value des travailleurs de LVMH que François Ruffin a lui-même dépeinte dans son documentaire Merci Patron (F. Ruffin Merci Patron, 2016, Mille et une productions, Les Quatre Cents Clous). La question n’est pas celle de la redistribution après coup, mais c’est plutôt l’appropriation collective et à la source des richesses produites, donc au niveau de l’entreprise. Pas l’entreprise qui, au service du capital, presse les salaires, arrose les actionnaires de dividendes et fracture l’outil industriel mais l’entreprise qui, sous gestion sociale des travailleurs et des usagers, génère de l’emploi, investit dans la collectivité, et redonne de la dignité au travail. La question de justice fiscale découlera de la lutte pour l’entreprise, car Bernard Arnault, sans LVMH, n’est rien.

« La droite redéfinit nos paroles pour faire comme si nous opposions les individus et non des projets de société. »

Ces deux pistes évoquées par Ruffin vont dans le bon sens, mais s’arrêtent à mi-chemin. Elles pointent toutes deux vers une conclusion : l’union des classes populaires autour d’un programme de gauche se fera autour d’un projet du travail démocratiquement déterminé. Le rassemblement passe aussi et surtout par le travail, « le travail pour tous. Le travail digne, qui donne une dignité », comme le dit Francois Ruffin (p. 55). Que la gauche se réapproprie le travail est une lourde tâche. Quand nous pointons du doigt « la gauche des allocations », c’est pour dépasser cette impasse. Et nous le faisons avec la même intention que François Ruffin qui fait le procès de ceux qui, dans notre famille, ont abandonné la lutte des classes, et ce depuis les années 1980 jusqu’au rapport Terra Nova.

La vision hégémonique que porte la droite
Mais la droite n’hésitera pas à protéger sa vision hégémonique de la valeur travail, celle qui passe par la concurrence, le surmenage et la précarisation des travailleurs dans le but de renforcer l’accaparement capitaliste et la concentration des richesses. Cette droite va redéfinir nos paroles pour faire comme si nous opposions les individus et non des projets de société, allant jusqu’à inventer des propos de toutes pièces dans Le Figaro le lendemain de la Fête de l’Humanité, en modifiant en profondeur le sens de nos phrases, faisant d’une contrainte que dénonce le secrétaire national du PCF un choix dont certains abuseraient – la phrase originelle de Fabien Roussel était « Retrouver le plaisir d’aller au travail. […] Ce sont à ces Français-là que je m’adresse. Ceux qui préfèrent vivre avec un travail et un salaire plutôt que de devoir courir après du RSA, des allocations chômage ». Le Figaro l’a transformée ainsi : « C’est à ces Français-là que je m’adresse plutôt qu’à ceux qui partent à la chasse aux allocations-chômage. » La division dont nous serions les agents n’est donc autre que la déformation de nos discours. Nous aussi « constatons », avec nos mots, la fracture au sein du monde du travail. Nous aussi prônons l’union d’une « gauche qui redevienne le camp du travail » (p. 8).

« La question de l’inégalité des revenus et du patrimoine n’est pas séparée de celle du travail ; au contraire, elle en émane. »

Il y en a du travail, et donc, car c’est là l’essentiel, de l’emploi. Le député le dit : « L’économie de guerre climatique réclame du travail, beaucoup de travail » (p. 117). Nous ne pourrions être qu’en accord : alors que les services publics et les chantiers de la transition énergétique sont les victimes de sous-effectifs humains abyssaux, il est possible, nécessaire, de travailler tous. Cela même en travaillant moins, la réduction du temps de travail (RTT) est une forme caractéristique de la lutte et de la construction d’une émancipation hors du travail. Il nous faut continuer ce combat, de la réduction du travail hebdomadaire aux 32 heures à la conquête des congés payés, en passant par la retraite à 60 ans. Travailler tous, travailler mieux, travailler moins, ces mots d’ordre se complètent.

Articulation de la Sécurité emploi/formation avec la vision de François Ruffin
Au Parti communiste, notre projet se nomme la sécurité d’emploi ou de formation (SEF), un système apte à éradiquer le chômage, et par extension le marché du travail. Cet objectif peut être atteint en construisant sur tout le territoire une planification sociale et écologique alimentée par les acteurs du monde du travail et les usagers. Une planification des investissements d’un côté, de l’emploi et de la formation de l’autre. Un système apte à permettre à chacun de travailler pour un salaire digne ou de bénéficier d’une formation aussi longue que nécessaire, payée autant que son dernier salaire, et garantissant un emploi à son terme (D. Durand, « Plein-emploi ou sécurité de l’emploi et de la formation », Économie et politique, n° 816/817, 2022).

« La question n’est pas celle de la redistribution après coup, mais c’est plutôt l’appropriation collective à la source des richesses produites, donc au niveau de l’entreprise. »

Nous articulons ce projet comme une alternative à la vision de François Ruffin qui évoque un « grand relevé, par Pôle emploi ou autres, comme vous voudrez […] Tous au travail. Tous en service civique. Tous apportant leur écot de labeur. Mais tous recevant de quoi vivre » (p. 118). Plus que le service civique et l’État comme employeur en dernier ressort auquel François Ruffin fait allusion, nous proposons un système où toutes les forces productives, le prolétariat mais aussi les entreprises guidées par la planification, sont mobilisées conjointement et sous la gestion démocratique du premier. Un système où personne n’est décrété incapable de participer au bien commun, tout en mettant en œuvre une meilleure division du temps de travail, de meilleurs salaires, et des pouvoirs aux travailleurs.
Ce livre nous donne envie de plus, plus de conversations, plus de réflexions, plus de débats collectifs sur la question du travail et de la reconquête des classes populaires très justement posée dans ce livre de François Ruffin et popularisée par Fabien Roussel lors de la Fête de l’Humanité. Le député nous assure qu’il a un plan, « un ouvrage sur la valeur travail […] pour que la gauche redevienne le camp, plus clairement, du travail, de la dignité par le travail et par les droits qui vont avec » (p. 8). Nous ne pouvons qu’encourager cette volonté pour qu’ensemble nous puissions renforcer la gauche, réunir les travailleuses et les travailleurs, et enfin franchir les portes du pouvoir.l

Alec Desbordes est membre du secteur Économie du PCF.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022