Jean Kanapa, homme politique, on connaît, un petit peu, mais qui connaît encore l’écrivain Jean Kanapa ? Il fut pourtant l’auteur de cinq romans, écrits entre 1946 et 1962, qui connurent alors un certain succès d’estime.
Le premier, Comme si la lutte entière (1944), était un roman sur l’extrême difficulté de l’engagement, « l’effroyable angoisse de la disponibilité ».
La construction littéraire, enchevêtrement de plusieurs récits parallèles, était assez inédite dans l’immédiat après-guerre. Américaniste, Jean Kanapa était inspiré de techniques de romanciers américains tels Dos Passos, Faulkner, Caldwell ou Hemingway.
Le roman fut salué par Pierre Daix, Edgar Morin, Jean Marcenac. Sa liberté de ton (sur les choses du sexe notamment) agaça Jeannette Thorez-Vermeersch mais séduisit Aragon.
Les quatre autres titres furent Le Procès du juge (1947), Question personnelle (1956), Du vin mêlé de myrrhe (1962) et Les Choucas (1967).
Les Choucas qui portait ce sous-titre ou quelques aspects de la vie de Fred Hopner dans l’hiver 1961-1962 est généralement considéré comme son meilleur roman. Hopner, son héros, un metteur en scène de cinéma qui porte un nom de personnage de roman noir américain, est en crise, une crise totale, professionnelle, personnelle, politique (le livre évoque la fin de la guerre d’Algérie et la relance de la déstalinisation). André Stil, saluant le livre qu’il qualifia de « grande nouvelle de cent cinquante pages », dira encore (et le propos a des allures de regret) : « On y retrouve ce qui donnait la finesse et la beauté aux nouvelles du recueil Du vin mêlé de myrrhe, qui méritaient plus de lecteurs qu’elles n’en ont eus. »
Jean Kanapa, écrivain de nouvelles
Car s’il est un genre où Jean Kanapa excellait tout particulièrement, c’était celui de la nouvelle, texte bref, dense, nous plaçant d’emblée au cœur du drame. Il en écrivait volontiers, dans des revues, communistes ou syndicales, sous forme de recueils, parfois simplement pour les siens. Des critiques (voir André Stil) dirent même que ses romans avaient des allures de nouvelles.
Les éditions La Déviation ont eu la très heureuse idée de republier les nouvelles de Jean Kanapa en trois courts volumes. En 2021, son directeur Michel Lebailly ressortait « La crise », longue nouvelle écrite en 1962, qui figurait dans le recueil intitulé Du vin mêlé de myrrhe.
En 2023, cet éditeur proposa Du vin mêlé de myrrhe avec une nouvelle éponyme, précédée de « Excellence », l’une et l’autre publiées une première fois en 1962.
Et le troisième et dernier ouvrage, qui sort ces jours-ci, s’intitule Le Vingt et un ; il regroupe neuf nouvelles.
Ces trois ouvrages ont été chaque fois gratifiés de très élégantes couvertures, des clichés noir et blanc de ces années 1960, juste ce qu’il faut de nostalgie.
Dans La crise, une grande bourgeoise, Anne-Marie, tombe amoureuse de Pablo, un artiste espagnol et républicain. Un couple impossible où l’argent tue le sexe, aussi parce que, dans le monde de la jeune femme, la passion n’est pas de mise. Affrontement de classe garanti.
« On retrouve à l’œuvre ces dynamiques apparemment contradictoires telles l’individu/le collectif, la solitude/la politique, la légèreté/l’engagement… »
Du vin mêlé de myrrhe met en scène une jeune éducatrice d’une institution chrétienne qui découvre le racisme anti-algérien. Dans cette histoire, une petite fille demande à son institutrice pourquoi le Christ crucifié a refusé le vin mêlé de myrrhe, cette plante qui calme et qui endort. Parce qu’il voulait rester conscient, répond-elle : « Cela veut dire qu’il ne faut jamais fermer les yeux, même devant sa propre douleur. Qu’il faut porter sa charge sans faiblir, sans renoncer. » Autre extrait : « Mon Dieu, est-ce que le monde était devenu sourd ? Est-ce que personne, vraiment personne ne viendrait et ne la prendrait par la main en lui expliquant, en lui disant : Écoute ? »
Dans « Excellence », Fred, un reporter-photographe prend un dernier verre avec un consul, ivre, dans un bar d’Islande. Fred, qui présente sans doute de fortes ressemblances avec l’auteur, est un homme ballotté : « Cet interminable voyage qu’était sa vie. Une vie sans port d’attache, une vie qui s’en allait de tous les côtés et qu’il fallait une sacrée énergie pour rassembler. » Autre citation : « Peut-être aurait-il fallu s’arrêter pour comprendre. Mais à quel moment ? Et devant qui ? Le monde courait sans vous attendre et il était bien trop pressé pour vous donner des explications. »
Le Vingt et un enfin regroupe neuf nouvelles, dont le style, souvent, est proche de ce qu’on pourrait appeler la « littérature cinématographique » chère à l’écrivain américain John Dos Passos (Manhattan transfer) que Jean Kanapa appréciait beaucoup.
Certaines sont parues dans l’Almanach ouvrier et paysan, celui de 1948 : « Demain c’est Pâques » ou de 1949 : « L’amour faut bien que ça commence un jour » ; ou dans Les Lettres françaises : « Ceci est arrivé ».
« Soldati soldati » ouvrait le recueil de 1962 avec une histoire de conseil de guerre lors de la campagne d’Italie, d’indiscipline, de revanche sociale, d’amour aussi entre François, un soldat français et Pier, une villageoise.
Ironique, la nouvelle « La grande idée » est un récit ferroviaire : un commercial, très bavard, répète à son vis-à-vis que s’il entreprend, marchande, amasse, c’est parce qu’il est motivé par « la grande idée » ; mais son voisin aura beau insister, il ne saura jamais quelle était au juste cette grande idée.
« Baiser ou lutter »
Dans toutes ces nouvelles on retrouve à l’œuvre ces dynamiques apparemment contradictoires telles l’individu/le collectif, la vie privée/la vie publique, la solitude/la politique, la légèreté/l’engagement, la contrainte/la responsabilité, « baiser ou lutter », comme disait un des personnages de Kanapa.
« On songe alors à l’insondable amertume du Kanapa écrivain quand on sait le rôle essentiel que le Kanapa politique joua pour éviter l’épouvantable intervention du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie. En vain »
Plusieurs nouvelles de ce dernier volume sont inédites, elles ont été retrouvées dans les archives familiales, celles d’Anne Kanapa (qui réside à Moscou).
« Un hippopotame à La Havane » s’inspire d’une histoire que Kanapa racontait à ses filles lorsqu’il était correspondant (le premier correspondant de L’Humanité et du parti) à Cuba, en 1963 ; on y retrouve parfaitement l’ambiance qui prévalait dans ce pays quatre ans à peine après l’arrivée de Castro.
Tous ces récits m’ont ému, deux m’ont bouleversé. Dans « Pierre », le narrateur, lors d’un voyage en train (encore), est pris pour un autre. Cette confusion d’identité peut faire penser à l’image ambivalente du Kanapa politique durablement décrit comme l’archétype du stalinien français, alors qu’il fut aussi un remarquable novateur communiste.
Et puis « Le vingt et un » qui est la nouvelle qui donne son titre à ce livre, sans doute la dernière écrite par Kanapa ; elle est, à mon sens, proprement sensationnelle.
Le titre est parfaitement énigmatique. L’histoire met en scène une très vieille dame, madame Prckova, qui, sortant de chez elle, par un beau matin d’été, ne comprend pas pourquoi elle sent autant d’électricité dans l’air de sa rue, de son quartier, de sa ville. « Qu’est-ce qui se passe ? », demande-t-elle aux passants affairés qui ne lui répondent pas. Serait-ce la guerre qui recommence, s’inquiète-
t-elle ? Elle espère alors, « pleine d’espoir et d’angoisse », que les Russes vont vite revenir et écraser, une nouvelle fois, le prédateur allemand.
« Ils vont venir, allez, on peut être tranquille, ce ne sera pas si long, cette fois. »
On est à Prague, le 21 août 1968.
On songe alors à l’insondable amertume du Kanapa écrivain quand on sait le rôle essentiel que le Kanapa politique joua, aux côtés de Waldeck Rochet, tout au long du premier semestre 1968, multipliant les voyages à Prague et à Moscou et les rencontres avec le Tchécoslovaque Alexander Dubcek et le Soviétique Léonid Brejnev pour éviter l’épouvantable intervention du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie. En vain.
Préfaçant La Crise, Frédéric Beigbeder note : « Jean Kanapa demeurera dans l’histoire comme l’un des hommes politiques du XXe siècle qui écrivait le mieux. »
Gérard Streiff est journaliste, essayiste et romancier.
Cause commune n° 43 mars/avril