Nous vivons à une époque où l’homme le plus riche du monde, un milliardaire sud-africain et américain favorable à la colonisation de Mars et hostile au virus woke, soutient ouvertement le parti d’extrême droite allemand donné à 20 % aux élections législatives prévues le 23 février prochain, élections provoquées par la défaite du chancelier Scholz lors du vote de confiance qu’il avait lui-même demandé. La situation allemande attire l’attention.
Il est couramment admis que l’AfD (Alternative für Deutschland) réalise ses plus gros scores dans les nouveaux Länder de l’ancienne RDA, bien que ceux-ci comptent moins d’un cinquième de la population totale du pays. Dans un article du Monde diplomatique de janvier 2025, le géographe Boris Grésillon rappelle qu’aux dernières élections européennes, l’AfD est devenue la deuxième force politique d’Allemagne, et que, lors des régionales, il a dépassé 30 % des voix dans trois Länder de l’est. Il montre aussi que ces succès électoraux se conjuguent avec une percée chez les jeunes qui se recrutent parmi les enfants et les petits-enfants des Ossis (terme désignant les Allemands issus de l’ex-RDA) les plus mécontents du bouleversement provoqué par les années 1990. Encore en 2024, 54% des Allemands de l’est se considéraient comme des « citoyens de seconde zone », un sentiment qu’instrumentalise l’AfD.
La sortie en poche du livre d’Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann nous invite à reprendre le dossier de l’héritage et de la mémoire de la RDA. (La RDA après la RDA. Des Allemands de l’Est racontent, Nouveau Monde éditions, 2023, première édition 2020).
Expliquer les scores de l’extrême droite en RDA
Dans La Loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel » (Éditions du bord de l’eau, 2019), l’historienne Sonia Combe rappelle que la RDA a été fondée par des militants communistes antinazis qui voulaient montrer que l’Allemagne pouvait être une nouvelle patrie du socialisme, et pas seulement le pays qui avait rendu possible le IIIe Reich.
On peut entendre des explications très antagoniques sur le retour en force d’une droite radicale dans un pays structuré par une politique socialiste pendant quarante ans. Par exemple, dans une émission de France Culture en 2018, la germaniste Hélène Miard-Delacroix, habilement guidée par son interviewer Jean-Noël Jeanneney, avançait plusieurs éléments qui lui semblaient fondamentaux pour expliquer une telle progression de l’AfD à l’est : une dénazification centrée sur le démantèlement du pouvoir des capitalistes et non sur un travail introspectif autour du passé de chaque Ossi pendant la guerre, contrairement à l’ouest ; une mémoire familiale et une éducation publique qui ont pu contribuer à transmettre des représentations problématiques du pluralisme, de la tolérance, du respect de la différence, dans un pays dominé par une dictature ; une nostalgie à l’égard du système de protection sociale est-allemand présenté comme « maternaliste » ; des étrangers assez mal traités en RDA, car s’il existait une prescription internationaliste, il y aurait eu une hostilité à l’égard d’une main-d’œuvre concurrente dans un cadre économique contraint ; enfin, l’existence dès les années 1980 de nombreux skinheads néonazis en RDA.
« Plus on s’éloigne de la chute du Mur, plus s’effacent des mémoires les questions politiques et plus les sujets liés au mode de vie prennent le dessus, ce que malheureusement l’AfD a bien compris. »
Franchement, on ne peut être que troublé par une telle accumulation qui omet largement l’existence d’un différentiel socioéconomique avec l’ouest et le sentiment d’humiliation consécutif au démantèlement en quelques mois de toute une organisation politique et sociale.
À l’instar de l’historien Nicolas Offenstadt dans ses livres Le Pays disparu ou Urbex RDA, Agnès Arp et Élisa Goudin-Steinmann avancent d’autres explications à la progression de l’AfD. Rejetant l’idée d’un facteur unique, elles montrent que le niveau d’insatisfaction est aujourd’hui plus élevé à l’est et encore plus parmi les électeurs de l’AfD, et que leur focalisation bien réelle sur le sujet migratoire est à mettre en regard d’une évolution historique, puisqu’une enquête du magazine Der Spiegel en 1992 montrait que les Allemands de l’est étaient moins sensibles aux sirènes de la droite extrême que les Allemands de l’ouest. Alors, que s’est-il passé en trente ans ?
Les deux autrices avancent quatre facteurs, dont certains recoupent les explications précédentes. D’abord, elles reconnaissent que le travail sur le passé nazi en RDA a été enfoui sous la revendication volontariste d’un antifascisme d’État qui n’a probablement pas permis une réelle dénazification des esprits, quand bien même la purge de l’administration et des forces de sécurité a été plus forte à l’est. Deuxième élément, l’existence depuis vingt ans d’une grande coalition SPD/CDU au pouvoir a empêché le clivage gauche-droite de s’exprimer librement, et a laissé un espace au discours radical de l’AfD se présentant comme « antisystème ». Mais, disent-elles, les facteurs les plus significatifs du vote AfD sont bien « les arbitrages économiques et sociaux consécutifs à l’unification ». Les deux éléments cruciaux sont la persistance d’un chômage très fort, toujours deux fois plus important à l’est qu’à l’ouest, et d’une précarité globale de l’emploi (accrue par les lois Hartz adoptées par la social-démocratie au début des années 2000), mais surtout l’expérience de la disparition de la RDA avec un colossal sentiment d’injustice et de frustration. Pour Petra Köpping, ministre SPD de Saxe pour l’équité et l’intégration de 2014 à 2019, le vote AfD apparaît donc comme un exutoire aux injustices subies durant les années de transition. Il existe une forme d’instrumentalisation problématique de l’histoire et de la mémoire par l’extrême droite, qui fait son miel de ce sentiment d’exclusion des Ossis.
Des mémoires plurielles mais traumatiques
Le sentiment d’appartenance des Allemands de l’est à un espace violenté par le capitalisme et une crise économique d’une ampleur considérable a pu se lire dans la démographie : si la RDA faisait proportionnellement davantage d’enfants que la RFA avant 1989, la natalité tombe à 0,77 en 1994, un des taux les plus bas au monde, signe d’une immense interrogation quant à l’avenir.
« L’actuelle crise politique allemande a partiellement à voir avec un passé qui ne passe pas, et l’idée se fait majoritaire qu’on a peut-être jeté le bébé avec l’eau du bain et que “tout n’était pas nécessairement sans valeur dans l’expérience collective qu’a représentée la RDA”. »
La première partie de l’ouvrage porte sur les « dévalorisations » : les mémoires de la RDA se structurent autour de la recherche par les individus de réponses face au discrédit ressenti. En 1989, les Allemands de l’est semblaient très favorables à une « troisième voie », un chemin vers l’unification qui aurait conservé des éléments de la RDA, une forme de « socialisme à visage humain ». Phénomène unique dans les pays du bloc de l’Est, la RDA a vécu une véritable « Gorbimania » en 1989 puisque même le Neues Forum, principale plateforme d’opposition au SED, le parti au pouvoir, est hostile à l’idée de copier la RFA et appelle à s’inspirer des réformes de Gorbatchev.
Or l’unification rapide et brutale de 1990 a provoqué un sentiment d’arbitrage injuste. La Treuhand, institution fiduciaire ouest-allemande de droit public chargée de privatiser l’économie de la RDA, a pris en charge huit mille cinq cents entreprises avec une conséquence claire : 80% des biens qu’elle gère tombent aux mains d’Allemands de l’ouest.
De plus, le chômage devient un fait social majeur dans un pays qui ne le connaissait pas avant 1989. À Chemnitz, entre 30 et 40% de la population y tombent, provoquant une grande souffrance dans un pays marqué par l’idéal du travail et où même les loisirs et la vie communautaire s’y organisaient.
« Il existe une forme d’instrumentalisation problématique de l’histoire et de la mémoire par l’extrême droite, qui fait son miel de ce sentiment d’exclusion des Ossis. »
Les mémoires d’après 1989 sont plurielles mais sont toutes marquées par les ruptures biographiques : ceux qui partent à l’ouest manifestent des difficultés d’adaptation variables en fonction de leur rapport à la sécurité de l’emploi, à la stabilité globale. Ont été particulièrement fragilisés les moins diplômés, les anciens enfants placés « souvent devenus travailleurs non qualifiés », tout comme les victimes de la dictature. Perte de repères et perte de confiance sont puissantes dans un pays auparavant marqué par la Geborgenheit, le sentiment de protection qui est un élément central de la mémoire et du regard rétrospectif porté sur la RDA.
Quelle utilité politique de se confronter au passé de l’Allemagne de l’Est ?
On peut se demander ce que des Français d’aujourd’hui peuvent bien trouver dans le passé de la RDA. Le succès de films importants de « l’ostalgie » comme Good Bye Lenin en 2003 (6 millions d’entrées en Allemagne, 1.5 million en France sur la foi d’un bouche-à-oreille enthousiaste) montre qu’il y a vingt ans la question de la réappropriation de la mémoire de ce pays disparu intéressait aussi de ce côté de la frontière. Mais les autrices rappellent que de nombreux travaux pointent la diminution du sentiment de nostalgie à l’égard de la RDA depuis les années 2000, et qu’aujourd’hui s’exprime davantage le besoin de revaloriser le bilan politique du pays quand monte à gauche un discours sur la sobriété ou la critique de la croissance. Elles citent Saskia Hellmund qui, dans son autobiographie, La fille qui venait d’un pays disparu (Les points sur les i, 2015), rappelle que les Allemands de l’est sont tout à fait capables de mettre en avant « la primauté du lien social », « comment on peut vivre heureux sans consommer », ou « la nécessité d’un État qui contrôle l’économie », autant d’idées toujours pertinentes.
« Perte de repères et perte de confiance sont puissantes dans un pays auparavant marqué par la Geborgenheit, le sentiment de protection qui est un élément central de la mémoire et du regard rétrospectif porté sur la RDA. »
Or l’étude des mémoires réalisée par les deux autrices invite à se décentrer du récit historiographique dominant dans les années 1990-2000 focalisé sur la Stasi et les mécanismes de répression, avec le risque de développer une lecture parfois idyllique du passé. En tout cas, « on reconnaît qu’il était injustifié de se débarrasser de tout ce qui venait de RDA ». De fait, la conséquence de ce mouvement de réappropriation est une multitude de formes de « revalorisation(s) », titre de la troisième partie du livre. Un thème récurrent des entretiens menés par les autrices est la promotion d’une identité est-allemande centrée sur la cohésion sociale et la défense d’un modèle de société alternatif. Beaucoup de traces du système protecteur de la RDA demeurent dans les mémoires individuelles, et les germanistes Sybille Goepper et Cécile Millot montrent dans un ouvrage commun que plus on s’éloigne de la chute du Mur, plus s’effacent des mémoires les questions politiques et plus les sujets liés au mode de vie prennent le dessus, ce que malheureusement l’AfD a bien compris, mais que la gauche allemande serait en droit de réclamer comme une part de son héritage.
Ainsi, le rôle de l’État dans le secteur culturel et dans l’éducation est très présent dans les mémoires (une étude PISA de 2008 montre que la Saxe est le Land d’Allemagne où le niveau général est le meilleur avec la plus faible disparité en fonction de l’origine sociale). On peut également évoquer la situation des femmes dans la société est-allemande à laquelle un chapitre entier est consacré, et même s’il est difficile d’avoir une réponse définitive quant à la supériorité féministe de la RDA sur la RFA, la forte autonomie des femmes au travail et dans leur vie privée a durablement frappé les esprits.
Pour conclure, « tous les itinéraires de vie des Allemands de l’est ont été marqués de plein fouet par l’événement historique qu’a constitué l’unification, contrairement à ceux des Allemands de l’ouest, qui sont parfois restés imperméables au chamboulement de ces trente dernières années ».
L’actuelle crise politique allemande a partiellement à voir avec un passé qui ne passe pas, et l’idée se fait majoritaire qu’on a peut-être jeté le bébé avec l’eau du bain et que « tout n’était pas nécessairement sans valeur dans l’expérience collective qu’a représentée la RDA ».
Hoël Le Moal est historien. Il est responsable de la rubrique Lire de Cause commune.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025