Deux expériences autogestionnaires et féministes montrent qu'il est possible de concilier professionnalisation et fidélité au projet militant en prenant collectivement en charge l'usure au travail.
Au cours des deux dernières années, des salariées de plusieurs associations accueillant des femmes victimes de violences ont dénoncé, par la grève ou par des lettres ouvertes, certaines pratiques de leurs hiérarchies, salariée comme bénévole (dans les associations, l’employeur légal est un conseil d’administration bénévole ou son représentant, homme ou femme). Décisions hiérarchiques prises « unilatéralement », occultation de leur souffrance au travail, mépris de leur expertise, injonctions aux heures supplémentaires… Le paradoxe entre les valeurs de solidarité, d’égalité et de valorisation des femmes affichées par ces associations féministes et les vécus de leurs salariées est criant. Les associations féministes seraient-elles des employeuses comme les autres ?
Dans le cadre de ma thèse sur le travail salarié dans les associations féministes, j’ai pu observer le travail quotidien de l’AFI et de l’Arbre des femmes (les noms des associations sont modifiés), deux associations accueillant des femmes victimes de violences. Pour ces deux structures, la dimension féministe, au-delà de façonner le travail auprès du public accueilli, se reflète dans des choix, en matière d’organisation du travail quotidien et de fonctionnement global de l’association.
« L’engagement militant des salariées ne s’oppose pas au respect du droit du travail, et la professionnalisation est compatible avec la fidélité au projet militant. »
Les deux associations ont fait le choix de fonctionner sans directrice, malgré un effectif assez important pour l’AFI qui compte seize salariées (contre quatre pour l’Arbre des femmes). Au cours de réunions d’équipe hebdomadaires, les salariées discutent de l’organisation quotidienne, mais également de choix plus stratégiques, comme le fait de créer de nouveaux partenariats, de se rendre ou non à une manifestation militante ou à une réunion institutionnelle… à l’AFI plus ponctuellement des journées entières sont consacrées aux débats sur les orientations politiques générales de l’association. Les décisions se prennent au consensus, après des discussions plus ou moins longues, parfois conflictuelles, mais avec un souci permanent de favoriser la participation de toutes, sans distinction d’ancienneté ou d’aisance à l’oral. Il faut donc accepter de passer un certain temps en réunion, ainsi que de reporter certaines prises de décision. Les salariées sont polyvalentes, toutes ou presque participent, dans la mesure du possible, à l’accueil des femmes, aux rencontres avec les partenaires de l’association et au travail administratif. La polyvalence est un choix politique, qui permet d’accorder la même valeur à toutes les dimensions du travail, tout en évitant la spécialisation, propice au développement de rapports de pouvoir en raison de niveaux d’information inégaux. Dans cette perspective, les différences de salaires existantes sont liées à l’ancienneté et non au statut. Les conseils d’administration des deux associations jouent un rôle de personnes-ressources plus que de contrôle ; les décisions importantes, qui engagent l’association, y sont prises avec les salariées. Enfin, les relations professionnelles sont très souvent aussi des relations d’amitié, les moments de convivialité sur le temps de travail et hors de celui-ci sont fréquents (anniversaires, concerts, échanges de livres…).
Pour l’AFI, fondée au début des années 1980, l’organisation autogestionnaire s’inscrit dans la continuité des engagements politiques des fondatrices, toutes militantes des mouvements féministes et/ou révolutionnaires nés dans le sillage de mai 68. À l’Arbre des femmes, le fonctionnement horizontal est arrivé en 2015, après le départ de la fondatrice-salariée très présente depuis la création de la structure, dix ans plus tôt. Le renouvellement de l’équipe salariée a permis d’envisager un autre mode d’organisation du travail, sans hiérarchie.
Dépasser les écueils de l’autogestion
Des travaux récents en sociologie du travail mettent en lumière les effets pervers de formes modernes de management, qui, sous couvert de favoriser « l’autonomie » ou la « responsabilité » des salariés, incitent ceux-ci à se surinvestir dans le travail pour atteindre des objectifs irréalisables (cf. Vincent de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Seuil, 2011 ; Marie-Anne Dujarier, L’Idéal au travail, PUF, 2012). On pourrait donc craindre des écueils similaires dans le travail en autogestion, ce qu’ont d’ailleurs montré un certain nombre de recherches sur les coopératives de production autogérées en Amérique latine (cf. Maxime Quijoux, Néolibéralisme et autogestion. L’expérience argentine, éditions de l’IHEAL, 2011). Les salariés / associés, hommes ou femmes, ont souvent tendance à travailler énormément afin de générer une rente suffisante qui permette de payer les salaires ; cette pression peut favoriser une surveillance mutuelle entre les travailleurs et travailleuses, et miner la solidarité. Quant au secteur associatif, autogéré ou non, il est connu pour être un espace où les salariés sont incités à « donner » du travail sous la forme d’heures supplémentaires, comme l’a montré Mathieu Hély dans son ouvrage Les Métamorphoses du monde associatif (PUF, 2009).
Pourtant, à l’AFI et à l’Arbre des femmes, bien que le travail ne manque pas, les salariées veillent à ce que leurs collègues ne soient pas surchargées et sont attentives aux heures supplémentaires. Elles vont par exemple s’inciter mutuellement à ne pas amener de travail à la maison ou à partir à l’heure, ou encore freiner une collègue qui prend en charge trop de missions. L’organisation du travail peut également être modifiée pour
permettre d’absorber, là encore collectivement, une augmentation de la charge de travail : il peut s’agir de fermer temporairement un temps d’accueil pour les femmes, afin de soulager les salariées qui sont débordées par le travail administratif. De plus, les charges familiales des salariées ayant de jeunes enfants sont prises en compte au quotidien, en matière d’horaires ou, plus ponctuellement, pour choisir une date d’assemblée générale compatible avec les contraintes familiales.
Une gestion collective de l’usure au travail
Au-delà de cette attention mutuelle à la charge de travail, on observe dans les deux associations des formes de gestion collective de l’usure au travail. Outre les stratégies d’entraide au quotidien (temps de discussions sur les situations rencontrées, pratique de la « double écoute » pour recevoir les femmes), à l’AFI et à l’Arbre des femmes on prend parfois « le luxe » de s’arrêter pour évoquer les difficultés. Les salariées de l’AFI organisent régulièrement des week-ends, où elles partent ensemble à la campagne afin de débattre sur les orientations politiques de l’association et les transformations de l’activité, sujets porteurs d’interrogations, d’angoisses pour certaines. À l’Arbre des femmes, les salariées ont fait appel à un médecin du travail pour objectiver les facteurs d’usure et réfléchir à des moyens de prévention.
Quoi de commun entre ces deux démarches ? Tout d’abord, elles ont pour effet de collectiviser les ressentis des salariées ; elles permettent ensuite de mettre au jour les déterminants structurels de l’usure exprimée par certaines. Assez logiquement, cela va déboucher plutôt sur des solutions d’ordre collectif concernant l’organisation du travail (comme le montre l’exemple de la fermeture d’une permanence). Il n’est pas anodin que ces démarches soient réalisées par des salariées qui, dans leur travail, amènent les femmes qu’elles accueillent à percevoir la dimension sociale des violences qu’elles vivent, afin de les aider à se sortir de l’autoculpabilisation. Ainsi, de la même façon que les vécus individuels de chaque femme victime de violences sont appréhendés au prisme des rapports de genre, les vécus individuels des salariées en lien avec le travail sont raccrochés à quelque chose de plus global (augmentation de la charge de travail, contexte politique antiféministe…). C’est donc à la fois la dimension féministe, qui habitue à rechercher des causes structurelles à des expériences individuelles, et l’organisation autogestionnaire, qui favorise la discussion collective, qui peut produire cette prise en charge collective de l’usure exprimée par certaines.
On est donc très loin des solutions « classiques » de prévention et de gestion de la souffrance au travail proposées par les entreprises : stages de gestion du stress, séances de yoga ou interventions de coach. Comme le souligne Danièle Linhart dans La Comédie humaine du travail (érès, 2015), ces techniques individualisent la souffrance au travail sans en interroger les causes structurelles, et favorisent ainsi l’autoresponsabilisation des salariés.
Il est certain qu’une organisation autogestionnaire du travail ne peut pas résoudre tous les problèmes ni contourner certaines contraintes extérieures, comme la baisse des subventions. De plus, il faut également s’intéresser aux conditions de possibilité d’existence et de pérennité de ces collectifs de travail autogestionnaires : la longévité du groupe de l’AFI s’explique notamment par une forte homogénéité du collectif, et un processus d’intégration relativement long et progressif.
La force de ces modèles d’organisation est de montrer qu’il est possible de tenir ensemble des éléments qui entrent habituellement en conflit lors du développement des associations. Ainsi l’engagement militant des salariées ne s’oppose pas au respect du droit du travail, et la professionnalisation est compatible avec la fidélité au projet militant.
Enfin, la démocratie interne caractérisant ces deux associations permet aux salariées de prendre part au projet militant de la structure, et ainsi de garder la maîtrise sur le sens de leur travail. La « perte de sens » ou l’obligation de réaliser un travail allant contre ses principes éthiques étant deux grandes causes de la souffrance au travail, cette possibilité pour les salariées de participer réellement aux décisions stratégiques et politiques n’est pas négligeable.
Auréline Cardoso est sociologue. Elle est doctorante en sociologie à l’université de Toulouse II-Jean Jaurès.
Cause commune n° 2 - novembre/décembre 2017