En France comme à l’étranger, pour gagner des électrices, l’extrême droite s’adresse aux femmes, via la télévision et les réseaux sociaux. Dans ses messages, elle nie la persistance des inégalités entre les sexes et met en avant les problèmes d’insécurité, qui seraient le fait des immigrés.
A l’élection présidentielle de 2012, de 2017, et plus récemment de 2022, les femmes votent autant que les hommes en faveur du Front national, devenu Rassemblement national en 2018. En 2017, les très jeunes électrices de 18 à 24 ans lui ont même davantage accordé leur vote que les hommes de la même tranche d’âge. Plusieurs éléments peuvent expliquer ce phénomène : la montée des mouvements antiféministes dont la parole s’avère débridée dans les grands médias et les réseaux sociaux, la montée d’un prolétariat de service très féminisé, peu représenté par les syndicats et les partis politiques, un basculement du vote LR et catholique dans un contexte de crispation identitaire. Cette absence de Radical Right Gender Gap (l’écart de genre face à la droite radicale) est une particularité française, en comparaison des autres pays européens. Depuis 2012, Marine Le Pen a en effet cherché à cibler un électorat populaire et féminin.
Le « retour de flamme » féministe : la parole donnée à l’ultradroite
« Les barrières sont tombées, affirment les politiques. Les femmes “y sont arrivées”, jubilent les publicitaires. Le combat des femmes pour le droit à l’égalité “est largement gagné” titre le magazine Time. Les femmes sont désormais si bien loties, disent les chefs d’entreprise, que la lutte pour l’égalité des chances n’est plus une priorité. Les femmes sont devenues à tel point “égales”, constate le législateur, que l’amendement pour l’égalité des droits est devenu inutile. » Ce sont les mots de Susan Faludi, féministe américaine, dans l’introduction de son ouvrage Backlash – La guerre froide contre les femmes, paru en 1993 . Le « Blacklash », « retour de bâton » ou « retour de flamme » désigne un mouvement conservateur médiatique, politique, économique et culturel, à l’encontre des avancées du mouvement féministe des années 1970.
L’argumentaire conservateur qui se diffuse aujourd’hui dans la société française est en réalité très proche que ce que notait l’autrice durant les années 1980 aux États-Unis. Le sexisme en France demeure particulièrement élevé, comme le mentionne le rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes de 2024, en particulier auprès des jeunes générations. Ce sexisme, aux allures nouvelles, consiste à nier la persistance des inégalités entre les sexes. Dans les grands médias, la parole est fréquemment donnée aux essayistes, politiques et aux personnalités qui défendent une vision antiféministe de la société. Le féminisme serait allé trop loin. C’est ce que défend par exemple Frédéric Beigbeder ou encore Éric Zemmour : selon eux, ce sont les féministes qui favorisent les inégalités, et ce sont les hommes qui seraient les victimes de ce « trop » de progressisme.
Si la télévision constitue un formidable outil de propagande pour l’idéologie conservatrice, les réseaux sociaux en sont un autre. Ils constituent un lieu d’organisation privilégié du « militantisme de clavier » d’extrême droite. Prenons l’exemple du collectif Némésis, constitué en 2019 par des jeunes femmes. L’une de ses présidentes est Alice Kerviel, ancienne activiste au sein d’Action française, et ex-membre de l’Institut de formation politique (IFP) dont l’un des objectifs est d’abattre les frontières entre droite et extrême droite. Constitué en réaction au mouvement #Meetoo, ce collectif porte un discours xénophobe, anti-immigration et anti-islam. L’Instagram de Némésis compte 17 300 abonnés, plus de 900 publications qui sont essentiellement des visuels sur les violences faites aux femmes et sur l’immigration. Il utilise également TikTok, sur un public ciblé de 12-25 ans (1 700 abonnés). À cela s’ajoute un compte Twitter, une chaîne Télégram (2 800 abonnés) ainsi qu’une page Facebook. Si les TikTok de Jordan Bardella étaient un succès pendant la campagne des européennes de 2024, c’est aussi parce qu’ils bénéficiaient de relais d’extrême droite de ce type, déjà constitués.
L’investissement des réseaux sociaux n’est pas propre au Rassemblement national. En 2021, le quotidien brésilien Folha de sao Paulo expliquait que le Brésil connaissait une montée du nombre de cellules néonazies et une explosion des dénonciations de discours qui glorifient une idéologie d’ultradroite sur les supports digitaux. Jair Bolsonaro n’a d’ailleurs pas hésité à utiliser des groupes WhatsApp pour propager plus efficacement ses discours durant sa campagne de 2018. Pour amplifier leur influence, ces messages étaient envoyés massivement par des entreprises spécialisées, qui peuvent utiliser des données personnelles pour adapter la propagande en fonction des régions ou des quartiers. Selon une étude du Sénat brésilien, chez 79 % des utilisateurs de Whatsapp, l’application est la principale source d’information.
Stratégie de « normalisation genrée » et féminisation du discours RN : une formule qui marche
En France, les écarts de vote entre les femmes et les hommes remontent à la IVe République. Le partage se fait alors entre le Parti communiste, qui a la faveur des hommes, et le Mouvement républicain populaire (MRP) qui a celle des femmes, dans un contexte où l’encadrement religieux reste très présent chez ces dernières. Il faut attendre les années 1980 pour que les votantes choisissent davantage la gauche. Jusqu’en 2012, elles votent moins souvent en faveur de Le Pen (- 6 points chez les femmes au premier tour de la présidentielle de 2002). Avec l’arrivée de Marine Le Pen, le parti obtient en 2012 autant de voix féminines que masculines (18 %). La stratégie de normalisation de la candidate fonctionne, en particulier auprès de nouvelles électrices qui ignorent les polémiques autour de Le Pen père et ses différentes condamnations pour négationnisme et incitation à la haine raciale.
« En 2017, le slogan “Les femmes ont besoin de Marine” ou encore la “Lettre aux Françaises” du 8 mars 2022 positionnent Marine Le Pencomme étant la candidate qui lutte contre l’islam. »
À une échelle un peu plus longue, entre 1988 et 2017, le vote pour le RN a doublé au sein de la tranche d’âge des 18-26 ans, et a quadruplé chez les femmes du même âge. Selon Nonna Mayer, chercheuse en sciences politiques, la féminisation du discours de l’extrême droite a porté sur deux choses : la patrimonialisation de la laïcité et son usage contre l’islam, jugé néfaste pour l’égalité entre les sexes. Cette patrimonialisation renvoie à l’idée que la nation française prime sur d’autres nations et civilisations. Enfin, un déplacement de la notion de « droits des femmes » vers celle de la sécurité, en particulier vis-à-vis des immigrés, ce qui participe à invisibiliser que la majorité des violences faites aux femmes se situent dans la famille.
En 2017, le slogan « Les femmes ont besoin de Marine » ou encore la « Lettre aux Françaises » du 8 mars 2022 positionnent Marine Le Pencomme étant la candidate qui lutte contre l’islam, tout en mettant en place des politiques d’égalité de genre. Jordan Bardella reprend la formule en s’adressant spécifiquement aux femmes dans une vidéo le 17 juin 2024 afin de marquer le début de la campagne des législatives.
Le fait que le RN soit l’un des partis les plus dynamiques d’Europe est à mettre en lien avec cette stratégie qui vise à cibler spécifiquement l’électorat féminin. Dans les autres pays d’Europe, l’extrême droite est davantage le fait des hommes, ce qui contribue à plafonner son électorat. En Autriche, les élections législatives du 29 septembre 2024 indiquent un processus similaire de normalisation genrée. Alors que seulement 11 % des électrices avaient voté pour le Parti de la liberté (FPÖ, principal parti d’extrême droite) contre 21 % des électeurs en 2012, cet écart se réduit à trois points (24 % des femmes et 27 % des hommes) aux européennes de 2024. Tout comme ceux de Marine Le Pen, les discours portés par Herbert Kickl font le lien entre immigration, insécurité et violences faites aux femmes. Dans le même temps, ce parti cherche à revaloriser le travail domestique féminin et à parler ainsi à un électorat en recherche de fierté.
Expliquer l’attrait des femmes pour le vote RN
Il est important de penser la montée du RN dans un mouvement de reconfiguration politique plus large. D’abord, la crise politique que traversent les Républicains depuis 2017 a pour effet de faire basculer une partie de son électorat (voire certains de ses cadres) à l’extrême droite. Ensuite, on note un basculement du vote des électeurs catholiques qui étaient auparavant distants de l’extrême droite. À cela s’ajoute la progression d’autres partis d’extrême droite, comme Reconquête. Celui-ci permet une réserve de voix à Marine Le Pen, tout en la faisant apparaître moins radicale. On se rappelle que, lors de la présidentielle de 2022, Éric Zemmour arrive en deuxième position dans le 16e arrondissement de Paris, derrière Emmanuel Macron, ce qui traduit un attrait de plus en plus forte d’une partie de la bourgeoisie pour l’extrême droite.
« Un des objectifs du collectif Némésis, constitué en 2019 est d’abattre les frontières entre droite et extrême droite. Constitué en réaction au mouvement #Meetoo, ce collectif porte un discours xénophobe, anti-immigration et anti-islam. »
Concernant les femmes populaires, la tertiarisation des emplois ouvriers et la prolétarisation des employés, créent un large groupe de travailleuses non qualifiées. Ce prolétariat féminin est composé de caissières, d’assistantes commerciales, de femmes de ménage, etc. Il est sous-payé, peu représenté par les organisations syndicales et politiques. Les travaux de Raphaël Challier ont montré que, dans le contexte de parité des listes municipales, les militants du RN peuvent s’appuyer sur un précariat féminin, à la différence du PS et des LR qui ne souhaitaient pas s’associer aux « cas sociaux ». On peut aussi noter que la proportion d’immigrées dans les métiers de service est tout aussi importante que celle des grandes industries, où le phénomène de dumping social, organisé par le patronat, alimente le rejet des immigrés. Elles sont également plus confrontées, à la fois en tant qu’usagères et petites fonctionnaires, à la casse de l’État social et à la diffusion de normes concurrentielles au sein des administrations d’aides sociales. Dans le même temps, des études récentes montre que l’électorat féminin lepéniste aspire à plus de justice sociale, estimant qu’il faut « prendre aux riches pour donner aux pauvres », ce qui n’est pas le cas des hommes qui votent en faveur de Le Pen.
La nécessité d’un féminisme marxiste
Au même titre que l’implication massive des femmes a permis à de grandes révolutions d’avoir lieu, elle peut nourrir un projet contre-révolutionnaire. Néanmoins, les militantes à l’extrême droite restent rares, au regard des forces féministes de la gauche et du PCF. La mise en lumière d’inégalités socio-économiques, qui touchent de manière spécifique les jeunes et les femmes de milieux populaires, peut offrir d’autres perspectives politiques, à distances des questions identitaires. Enfin, la solidarité internationale entre les femmes doit être une réponse à apporter aux propositions anti-immigration et sécuritaires. Le féminisme n’a pas vocation à s’arrêter aux portes de nos frontières, dans la continuité de l’internationalisme que porte le projet communiste.
*Maeva Durand est docteure en sociologie de l’université Paris-Dauphine.
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024