La sous-estimation de l’activité féminine par les statistiques reflète non seulement un point de vue patriarcal, mais occulte également certaines inégalités socioéconomiques.
Par Maëva Durand et Igor Martinache
Jusqu’à la fin des années 1970, en France, la statistique publique constituait un véhicule incontestable du patriarcat. C’est que, derrière leur apparente objectivité qui leur confère une valeur d’autorité sans pareille dans les sociétés contemporaines, les opérations de dénombrement qui les sous-tendent charrient une certaine vision du monde par les découpages qu’elles y opèrent nécessairement pour constituer différentes catégories. La sous-estimation de l’activité féminine par les statistiques reflète ainsi non seulement un point de vue patriarcal mais occulte également certaines inégalités socioéconomiques. Si les statistiques constituent un instrument indispensable, elles restent cependant façonnées en partie par des visions du monde politiques, qu’il convient de toujours interroger.
Un point de vue longtemps patriarcal
En ce qui concerne les rapports sociaux de sexe, la statistique publique avait, en effet, la fâcheuse tendance à confiner les femmes dans le statut d’épouse ou de mère, invisibilisant ainsi largement leur travail sous toutes ses formes. L’historienne Sylvie Schweitzer rappelle que le travail des femmes n’est pas un phénomène récent, loin de là, comme sa sous-estimation. En témoigne le cas des conjointes de commerçants, d’agriculteurs et d’artisans, dont le labeur au côté de leur époux a longtemps été relégué à la sphère domestique malgré sa destination marchande. Le recensement de 1891 décompte ainsi 11,6 millions d’actifs et 5,6 millions d’actives, « oubliant » quelque 3,5 millions de femmes œuvrant dans le secteur agricole ou artisanal.
« Comprendre l’élaboration statistique et en former une critique, c’est ne pas laisser à d’autres le monopole des approches quantitatives, qu’il s’agisse des plateaux de télévision, des instituts de sondage ou encore d’une petite élite masculine. »
En témoignent également la catégorie de « chef de ménage » et celle de « personne de référence » que l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) remplace en 1982 lors du recensement de la population. Comme le pointaient les sociologues Thibaut de Saint-Pol, Aurélie Deney et Olivier Monso en 2004, année même où l’INSEE cesse de prendre en compte le sexe dans la définition de cette dernière, en considérant le plus souvent l’individu le plus âgé, ou présentant la catégorie socioprofessionnelle avec les revenus les plus élevés du ménage, cet indicateur tend, de fait, à privilégier les hommes – en moyenne plus âgés, plus haut placés et mieux rémunérés que leur conjointe – au sein des couples hétérosexuels.
De ce fait, la statistique perpétue d’une certaine manière la notion de « chef de famille » présente dans le droit jusqu’en 1970 et qui attribuait à l’homme un pouvoir décisionnaire au sein d’un couple marié, avec ou sans enfants. Et avec elle la conception selon laquelle les femmes ne seraient qu’une force d’appoint à leur époux, seul véritable pourvoyeur aux besoins matériels de « sa » famille.
Un indispensable projecteur
Les statistiques peuvent enfin apparaître, non sans raisons, comme un instrument réducteur et faussement neutre, à l’instar de la neutralité affichée par le masculin dans nos sociétés. Il est en effet toute une série de dimensions de la réalité qu’elles ne peuvent capturer, comme le vécu particulier de chaque femme vis-à-vis de ces discriminations dans le monde du travail et en dehors, mais aussi les formes de harcèlement et autres violences et vexations sexistes qu’une froide comptabilisation échoue à prendre en compte réellement. Faut-il dès lors se débarrasser des statistiques pour progresser vers l’égalité des sexes ? La réponse affirmative est tentante mais trompeuse. Utilisées à bon escient, les statistiques peuvent constituer également un instrument puissant, voire nécessaire, pour combattre les inégalités entre les sexes.
En décomposant les 25 % de moins que les femmes gagnent en moyenne par rapport aux hommes sur le « marché » du travail, Rachel Silvera, dans Un quart en moins (La Découverte, 2014), montre notamment que toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire à emploi, qualification, expérience, etc. équivalentes, il reste 8 % d’écart en défaveur des travailleuses. Ceci indique l’existence d’une pure discrimination fondée sur les préjugés négatifs à l’égard des femmes.
« Utilisées à bon escient, les statistiques peuvent constituer un instrument puissant, voire nécessaire, pour combattre les inégalités entre les sexes. »
Plus encore, comme le rappelle Thomas Amossé dans l’ouvrage essentiel, Je travaille donc je suis, coordonné par Margaret Maruani (La Découverte, 2018), les statistiques publiques ont fortement évolué au cours des dernières décennies, abandonnant progressivement leur prisme conservateur pour explorer des dimensions jusque-là largement occultées des inégalités entre les sexes et ainsi mettre en évidence leur caractère systémique. À partir des années 1980, en réformant en profondeur la méthodologie et la présentation des résultats des enquêtes traditionnelles sur les histoires de famille, les conditions de travail ou les emplois du temps, l’INSEE a ouvert les boîtes noires que constituent la famille, l’école ou l’entreprise, notamment pour saisir les mécanismes par lesquels se forment et s’entretiennent ces inégalités. Cela a permis de mettre le projecteur sur les endroits où mener des investigations qualitatives plus approfondies. C’est le cas, par exemple, de la persistance de l’inégale répartition des tâches ménagères mise en évidence par l’enquête « Emploi du temps » de l’INSEE. Elle montre plus finement que la répartition se distribue inégalement en fonction des tâches, mais aussi tend à croître à mesure que le nombre d’enfants augmente. Cette inégale répartition des tâches s’inscrit dans une division genrée du travail, l’homme étant considéré comme le pourvoyeur de ressources financières et la femme déléguée à l’entretien du foyer. Une fois ce constat établi, il est possible d’aller regarder de plus près comment se construit une telle intériorisation des rôles dès le plus jeune âge dans les pratiques de socialisation différenciée selon le genre.
De même, les statistiques permettent de mettre en évidence une certaine ségrégation entre les sexes, tant dans les orientations scolaires, à « réussite » équivalente, et dans la distribution des professions. À ce sujet, au début des années 2000, Thomas Amossé écrit que « le détail statistique des professions masculines contraste avec l’imprécision des contours de l’activité féminine ». Autrement dit, les professions majoritairement féminines ont tendance à regrouper des activités assez variées, quand celles qui sont effectuées principalement par des hommes sont distinguées plus finement. Le sociologue cite à titre d’exemple, la profession d’assistante maternelle qui englobait alors 1,1 million de salariés, très majoritairement des femmes, en 2004, alors que celle d’agent technique des eaux et forêts (à 98 % masculine) regroupait à peine 2 000 salariés. Or, derrière la plus ou moins grande finesse de ces catégories, ce sont les détails et les particularités des conditions de travail qui peuvent être rendus visibles, et donc être potentiellement améliorés. En outre, nommer des professions avec précision, c’est aussi la possibilité d’en donner une représentativité politique.
Politique et statistique : un enjeu actuel
Loin d’être nécessairement un obstacle dans la lutte pour l’égalité des sexes, les statistiques peuvent en constituer un puissant adjuvant. À condition de ne pas fétichiser cet instrument et surtout d’en garder une vision critique. Elles participent en effet à produire une certaine vision de la société, en surévaluant la part des catégories socioprofessionnelles majoritairement masculines (cadres, ouvriers, commerçants...) au détriment de celles où les femmes sont plus nombreuses (employées notamment), ou en faisant passer dans les catégories intermédiaires des professions qui restent subalternes, tout en profitant d’une certaine massification scolaire. Les redécoupages statistiques peuvent venir diminuer le pourcentage de catégories subalternes (ouvriers, employés) dans la société, sans que les hiérarchies sociales évoluent réellement. Un autre exemple est sans doute la sous-évaluation du chômage féminin, étant donné la porosité des frontières entre chômage et inactivité. Ce décompte des chômeurs et des chômeuses constitue un enjeu politique majeur. Rendre contraignant l’accès à la catégorie de chômeur permet de ne pas faire de la lutte contre le surchômage féminin une priorité politique, les inactives étant des chômeuses en moins dans les statistiques publiques.
« Rendre contraignant l’accès à la catégorie de chômeur permet de ne pas faire de la lutte contre le surchômage féminin une priorité politique, les inactives étant des chômeuses en moins dans les statistiques publiques ! »
Un même résultat statistique peut occulter la pluralité des phénomènes sociaux sous-jacents : le rapprochement entre taux de chômage des hommes et des femmes au sein des classes populaires résulte-t-il, en grande partie, de la hausse de celui des hommes,
et/ou de l’augmentation de la part des bas salaires parmi les femmes actives occupées ? Cela peut mener à des interprétations politiques différentes sur les mécanismes de transformation et de reproduction à l’œuvre dans la société. De la même manière, s’il est fréquent de penser l’amélioration de la condition féminine par rapport à la génération des mères, la tendance apparaît moins bonne quand on prend la situation du père comme référence. Entre 1977 et 2015, seulement 22 % des femmes ont bénéficié d’une ascension sociale par rapport au statut de leur père. Et les parcours descendants ont, quant à eux, augmenté de 7,5 points dans le même laps de temps. Cela rappelle, s’il en était besoin, la nécessité de ne pas dissocier genre et classe sociale, de réinscrire les statistiques dans le contexte de leur élaboration, mais aussi de défendre une certaine démocratisation des savoirs. Comprendre l’élaboration statistique et en former une critique, c’est ne pas laisser à d’autres le monopole des approches quantitatives, qu’il s’agisse des plateaux de télévision, des instituts de sondage ou encore d’une petite élite masculine.
Maëva Durand est docteure en sociologie de l’université Paris-Dauphine.
Igor Martinache est sociologue. Il est maître de conférences à l’université Paris-Nanterre.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025