Par

Saisir l’histoire de cent ans de débats et de travaux économiques du PCF, c’est comprendre comment se sont progressivement dégagés deux enjeux pour les intellectuels et économistes de la section économique du PCF : le premier est la production d’une analyse rigoureuse du capitalisme et de sa crise systémique pour enrichir la théorie économique ; le second est d’en déduire des propositions, voire un programme de gouvernement. Entretien avec Massimo Asta et Catherine Mills

Massimo Asta, historien, et Catherine Mills, économiste, membre de la section économique du PCF, éclairent pour nous ces enjeux. Le regard du chercheur s’intéresse premièrement à l’histoire de la réflexion économique et à l’élaboration des politiques économiques du PCF des années 1920 aux années d’après-guerre. Le témoignage de Catherine Mills, qui intègre la section économique en 1971, moment où les travaux théoriques en économie prennent une nouvelle ampleur, nous offre ensuite une analyse des débats à partir de son expérience personnelle.

Quels sont les fondements de la pensée économique du PCF au moment de sa création ?
Massimo Asta : Le processus d’homogénéisation idéologique autour du marxisme-léninisme ne se fait que progressivement. L’approche économique du PCF des origines est surtout dictée par une culture revendicative de matrice syndicale, qui emprunte à la fois à la tradition du socialisme français et à celle du syndicalisme révolutionnaire. Dans cette phase, l’économique n’appartient pas à la dimension de l’élaboration théorique, mais à celles des pratiques, syndicales et coopératives, et de la politique de politisation des masses qui se fait aussi à travers la diffusion de la doctrine du Komintern (1919-1943). Ainsi, à la campagne, le parti défend à la fois les intérêts économiques de la petite propriété et la collectivisation des terres. Durée de la journée de travail, vie chère et impôts, assurances contre maladie et chômage, etc., constituent les sujets de la propagande économique communiste. Si l’on veut trouver un fondement de la culture économique du premier PCF, celui-ci consiste sans doute, dans le principe, au refus de toute collaboration avec la bourgeoisie, couplé à une certaine indifférence à l’égard des classes moyennes.

Quels économistes participaient à l’élaboration économique du PCF de l’entre-deux guerres ? Quel rôle y avait le Komintern ?
MA : Le PCF se dote d’économistes avec retard. Dans les années 1930, une réflexion plus approfondie sur la théorie marxiste est apportée par des intellectuels qui ne sont pas passés par les études en économie des facultés de droit, comme Georges Politzer, agrégé de philosophie, Jacques Solomon, physicien, ou encore Jean Baby, futur rédacteur en chef de la revue économique du PCF, Economie et politique, créée en 1954. La guerre et la Libération vont changer la donne avec l’arrivée au parti de jeunes intellectuels, économistes universitaires ou sur le point de l’être, et dont une partie d’entre eux a participé directement à l’épreuve de la Résistance : Jean Bénard, Jan Dessau, Jean-Pierre Delilez, Suzanne de Brunhoff… Moscou représente le centre de gravité des débats théoriques et doctrinaux tant au sujet de l’économie socialiste en construction, qu’à propos du capitalisme et ses crises. Cela n’empêche la discussion interne et une certaine polyphonie des discours économiques au sein du mouvement communiste international.

Comment s’est articulée la théorie économique dans l’élaboration d’un projet de gouvernement au moment du Front populaire ? 
MA : À l’aube du Front populaire, pour le PCF l’heure n’est pas à la révolution, mais à la construction d’une alliance antifasciste de défense républicaine capable de gagner le pouvoir. Le programme économique communiste propose notamment des revendications immédiates, intéressant également les classes moyennes, comme la semaine de 40 heures, le moratoire des dettes pour les petits commerçants et artisans, etc. Il prévoit également un programme de grands travaux à financer par un prélèvement progressif sur les grosses fortunes et un impôt unique et progressif sur le revenu.

« À la fin des années 1990, la sécurité d’emploi et de formation (SEF) devient un des piliers du projet de transformation de la société face à la crise du capitalisme contemporain, qui s’exprime notamment par le chômage de masse. »

L’opposition acharnée contre le plan, les ambiguïtés et le flottement sur la question des nationalisations s’inscrivent dans cette ligne politique. En effet, dans les débats internes, le PCF semble à un certain moment vouloir accepter la proposition de la SFIO d’inclure les nationalisations dans le programme commun, puis décide de les refuser. On craint que la mesure puisse effrayer les classes moyennes et fragiliser la coalition en éloignant les radicaux. Ces positions dépendent également de la conviction doctrinale que le capitalisme soit irréformable sans une véritable révolution socialiste.

Comment évoluent les positions du parti lors des gouvernements d’union nationale ?
MA : Au moment de la signature du programme du CNR, et après la Libération, les communistes opèrent un changement majeur d’approche économique. Ils acceptent la planification capitaliste. Les nationalisations deviennent l’un des principaux volets de leur politique économique. L’expérience de la guerre, la participation au gouvernement, la progression dans les urnes, le nouveau rôle de l’Union soviétique dans les relations internationales, la nécessité de reconstruction de l’économie nationale, vont constituer un contexte propice aux innovations. Cela n’est pas le résultat d’une évolution de la doctrine et de la théorie économiques. Quoique des économistes soviétiques dans le second après-guerre pensent qu’une intervention de l’État dans l’économie puisse contribuer à stabiliser le capitalisme. À la fin des années 1930, Eugène Varga, économiste officiel de l’Internationale communiste, s’était déjà convaincu, en observant les économies de l’Allemagne nazie et des États-Unis du New Deal, que l’État pouvait en régime capitaliste créer le marché et modifier les cycles économiques.

Quels étaient les débats théoriques qui se tenaient à la section économique après la Seconde Guerre mondiale ?
Catherine Mills : Dans les années 1950, la section économique restait marquée par un marxisme dogmatique et étroit qu’incarnait Henri Claude, proche des théories soviétiques. Si l’on connaissait un peu le Livre I du Capital de Karl Marx sur la théorie de la formation de la plus-value et de l’exploitation, on ignorait les autres livres du Capital. Par exemple, était soutenue la thèse de la « paupérisation absolue » qui considérait que les travailleurs s’appauvrissaient inexorablement dans le capitalisme. Celui-ci était donc vu comme figé, alors qu’à l’époque, au contraire, le capitalisme a considérablement développé ses forces productives.

« Moscou représente le centre de gravité des débats théoriques et doctrinaux tant au sujet de l’économie socialiste en construction, qu’à propos du capitalisme et ses crises. »

Les débats importants qui ont contribué à un renouvellement fondateur de la pensée de la section économique du PCF se sont tenus dans les années 1960-1970 grâce à l’arrivée de jeunes chercheurs comme Paul Boccara en particulier, et bien d’autres, qui ont cherché à s’émanciper des dogmatismes, avec l’appui de Waldeck Rochet, secrétaire général du PCF de 1964 à 1969.

Quel renouvellement ces jeunes économistes ont-ils apporté à la recherche en économie au PCF ?
CM : À partir de ce moment, une grande attention a été portée à l’ensemble des auteurs de la pensée économique, aussi bien les marxistes que les classiques ou les hétérodoxes comme les keynésiens ou Schumpeter, etc. S’affirme alors le devoir d’étudier les théories que l’on critique. Cette préoccupation était fondamentale lors de la création, autour de Paul Boccara, de l’école de la régulation systémique en 1971, qui s’appuie sur la théorie de la suraccumulation-dévalorisation du capital et le rôle de l’État dans la régulation. Ces travaux permettent le développement-dépassement du Livre III du Capital, à partir entre autres de la théorie du capitalisme monopoliste d’État (CME), nouvelle phase de développement du capitalisme puis de sa crise. À partir de là, ce qui a caractérisé la section, c’est le lien entre théorie économique, politique économique et donc les propositions et surtout les luttes.

« L’approche économique du PCF des origines est surtout dictée par une culture revendicative de matrice syndicale, qui emprunte à la fois à la tradition du socialisme français et à celle du syndicalisme révolutionnaire. »

Comment se sont concrétisées ces nouvelles recherches dans les programmes du PCF ?
CM : La section économique s’est investie tout d’abord dans l’élaboration d’un programme du PCF puis du programme commun en 1972 avec le Parti socialiste. On avait élaboré par exemple des propositions de nationalisation des banques et des grands groupes industriels. À la fin des années 1990, la sécurité d’emploi et de formation (SEF) devient un des piliers du projet de transformation de la société face à la crise du capitalisme contemporain, qui s’exprime notamment par le chômage de masse. La SEF est encore portée aujourd’hui dans nos textes de congrès. La proposition de loi déposée en 2017 à l’Assemblée nationale par les députés communistes l’explique ainsi : « Chaque travailleur pourrait alterner, de sa sortie de formation initiale jusqu’à sa retraite, emplois stables et correctement rémunérés et formations permettant d’accéder à de nouveaux emplois, avec la garantie d’une continuité de revenus et de droits relevés. »

Aujourd’hui, quels sont les travaux de la commission économique du PCF ?
CM : À la fin des années 1990, la section économique devenue commission économique est marquée à la fois par de nouveaux départs mais aussi par sa reconstruction. Avec notamment le rôle d’Yves Dimicoli, Denis Durand et Frédéric Boccara, qui travaillent sur la nouvelle crise mondiale de suraccumulation du capital en cours. Cela fera l’objet d’un grand événement international sur les enjeux de la mondialisation (Europe, dollars, financiarisation, biens communs, etc) en février 2020. De plus, de nombreux travaux sont réalisés en parallèle, sur les retraites notamment. La commission économique cherche maintenant à se développer et à s’enrichir de nouveaux membres.

Massimo Asta est historien. Il est docteur en histoire contemporaine de l'université de Rome.

Catherine Mills est économiste, maître de conférences honoraire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de la section économique du PCF.

Interview réalisée par Thalia Denape.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020