Dossier : La « France périphérique » n’est pas ce que vous croyez
À l’heure où le gouvernement Macron tente de poursuivre au plus vite sa casse des services publics et du droit du travail, ce cinquième numéro de Cause commune propose de nous interroger sur ce nouveau visage du capitalisme et sur les formes de résistance à y opposer ainsi que sur la manière dont les citoyens peuvent réagir selon la spécificité de leur territoire. Des territoires compris séparément comme des lieux de vie, de travail, de loisir, de repos, ou tout cela ensemble. Loin des métropoles se construisant en concurrence et bénéficiant de lois adaptées pour le faire (avec notamment la sortie de la métropole de Lyon du département du Rhône comme exemple de l’égoïsme territorial et absurde le plus abouti), nous nous préoccuperons des territoires ruraux et rurbains, ceux qui subissent les décisions métropolitaines mais qui s’organisent aussi pour créer d’autres rapports humains, pour résister aux dommages collatéraux de la concentration permanente et géographiquement située du capital. Ces territoires se définissent d’abord par leur éloignement de certaines zones denses en emploi (voir carte), mais se distinguent aussi sur leur rapport au temps (de transport, d’occupation saisonnière liée au tourisme ou à l’agriculture, etc.). Et les petites communes tout comme les petites villes (souvent comprises dans un bassin de vie « rurbain », c’est-à-dire proches d’autres villes, où la manière de vivre, le logement sont restés proches du milieu rural), sous-préfecture ou ex-pôle industriel, se rejoignent désormais dans la désertification des services publics, dans l’envie de la jeunesse de vivre dans les grandes villes ou dans le vieillissement et la paupérisation de leur population.
« La sélection a toujours été l’arme des puissants parce qu’en plus de préserver un entre-soi bourgeois, elle met en concurrence les autres catégories sociales pour quelques rares places. »
Aujourd’hui, l’arc politique souhaitant se préoccuper d’égalité des territoires est très large : du Front national (FN) mettant en scène sa rentrée politique chaque année en Haute-Marne, en passant par Les républicains (LR) mais aussi la France insoumise et son livret ruralité, ou même En marche, qui a lancé le 4 mars, en Seine-et-Marne, une « marche pour la ruralité ». De même, certains auteurs tentent de s’immiscer dans ce débat, comme Christophe Guilluy (cf. Cause commune n° 3). Ce dossier sur les initiatives et résistances dans les territoires ruraux et périurbains est d’ailleurs né en réaction à ses propos sur sa vision d’une division de notre pays entre France métropolitaine et France périphérique. Mais ici, ce n’est pas une réponse à ces discours visant à opposer les citoyens entre eux que le lecteur pourra découvrir, mais davantage une volonté de rendre visible l’invisible, de mettre en lumière les espoirs, l’éthique ou les indignations qui portent les acteurs de ces luttes et leur donnent envie de se battre.
Une politique d’aménagement contre l’intérêt général
C’est un fait, le gouvernement ne fait même plus semblant de rechercher le consensus entre capital et travail. La IIIe République recherchait le soutien des paysans et avait l’ambition de contrecarrer la montée en puissance des mouvements ouvriers ; une des missions de l’État social était d’équiper de manière équilibrée les territoires en réseau ferré, électrique ou téléphonique par exemple. Mais cette promesse d’aménagement du territoire (qui sous-entendait un minimum d’égalité) devient caduque dès lors que ces espaces sont soumis à la concurrence et à la baisse des dotations. L’argument du pouvoir n’est plus celui de l’intérêt général mais de la force : « Vous ne pouvez arrêter les réformes », nous martèle Macron. Le patronat lui-même assure que ces dernières sont difficiles à mettre en place parce qu’elles touchent précisément des secteurs clés : la formation (via la réforme du bac), le travail et le statut des cheminots (avec dans le viseur celui des fonctionnaires). L’enjeu est bien celui du pouvoir. D’une part, confisquer le pouvoir des élus locaux par le manque de moyens et les réformes territoriales (ce qui rappelle les contradictions dans lesquelles nous sommes également pris). D’autre part, nier le pouvoir des organisations représentatives et collectives (syndicats, associations de locataires…). Les concertations de façade, dans le même temps que sont mises en place les ordonnances, doivent permettre d’avancer rapidement vers la « modernité » et le « progrès », qui seraient tous deux des processus « linéaires », loin des rapports de force.
« Rendre visible l’invisible, mettre en lumière les espoirs, l’éthique ou les indignationsqui portent les acteurs de ces luttes et leur donnent envie de se battre. »
Le Droit à la ville publié en mars 1968 par Henri Lefebvre nous apporte une réflexion au-delà même de la « ville », sur l’émancipation de chacune et de chacun et sur les formes de réappropriation des pouvoirs (économiques, sociaux, symboliques et culturels). Mais comment penser les villes sans penser les campagnes qui leur sont associées ? Il nous faut en effet prendre en compte les redécoupages des zones d’influence issues d’éclatements spatiaux, tout comme les différentes périodes historiques. Au XIXe siècle, l’industrialisation rapide entraîne un exode rural, fortement lié à la révolte des canuts à Lyon ou à la Commune de Paris. Ainsi, pour limiter l’agitation des bourgs industriels et pour profiter d’une main-d’œuvre bon marché parmi les enfants des familles nombreuses paysannes, c’est dans les campagnes que seront installées les industries. Depuis les années 1970, on assiste cependant et doucement à une migration inversée de zones urbaines vers certaines zones rurales, créant des nouveaux besoins et une reconfiguration des tissus locaux.
Vers une société nouvelle
Les mouvements actuels d’agriculteurs, des cheminots, du personnel de santé, des étudiants et enseignants sont peut-être les débuts d’une nouvelle forme de convergence ressemblant à la période de Mai 68. Si cela n’est pas directement évoqué dans notre dossier, l’actualité concernant les mobilisations des universités de province, comme à Toulouse ou Montpellier (mais aussi à Perpignan, Pau, Nancy…) fait aussi partie de cette réflexion sur les territoires et de la manière dont cette question traverse les générations et les corporations. La réforme du bac vise à ce que l’enseignement supérieur soit réservé exclusivement à une élite, sans marges de manœuvre possible ou parcours atypiques. La sélection, cœur de la réforme Vidal, a toujours été l’arme des puissants parce qu’en plus de préserver un entre-soi bourgeois, elle met en concurrence les autres catégories sociales pour quelques rares places. Cette concurrence est aussi perceptible sur le « marché du travail », sur le « marché du logement » et on la retrouve de plus en plus pour les aides sociales qu’il convient de « mériter » davantage que son voisin.
Saisir la vie quotidienne de chacune et de chacun, comme le proposait dans ses travaux Henri Lefebvre en 1968, c’est aussi analyser les choix concrets des individus au-delà des discours et des préjugés des dominants. C’est se rendre compte de la diversité des réalités, ancrées dans des territoires particuliers parfois oubliés. C’est essayer de saisir les conditions d’émergence de mobilisations localisées. Il ne s’agit pas seulement de voir ces luttes comme la défense d’acquis sociaux mais comme des potentialités, des luttes en positif qui portent en elles les germes d’une société nouvelle.
C’est une société nouvelle qu’ont essayé d’explorer certains des contributeurs du dossier, à travers de nouveaux modes de production, d’alimentation, des réflexions sur les transports ou la santé, ou une autre place pour la solidarité. Une société où les rapports entre les individus sont différents et adaptés selon les territoires (montagne, littoral, densité d’habitants…), et où le droit à la ville ne devient pas, comme aujourd’hui, une obligation à la ville, une illusion à la métropolisation douce, symbole de concentration des pouvoirs. Des réflexions qui posent la question de l’accroissement permanent des productions, des flux, censé résoudre tous les maux actuels par une meilleure répartition qui n’intervient jamais.
À la veille de notre XXXVIIIe congrès, c’est à nous de voir dans ces particularités locales les cohérences d’une politique globale. Notre légitimité, notre pertinence passent d’abord par un état des lieux de notre force dans ces territoires, et du bilan des luttes qui prennent ou ne prennent pas. Dans les « centres » comme dans les « périphéries », comment organiser la résistance des laissés-pour-compte du pouvoir légitime ? Ce numéro de Cause commune vient interroger des formes de résistance et de créativité des territoires ruraux et périurbains.
Maeva Durand et Pierrick Monnet sont membres de l’équipe de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier
• Cause commune n° 5 - mai/juin 2018