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Alors que les inégalités en la matière sont bien plus fortes encore que les inégalités de revenus, la population les tolère mieux que toutes les autres formes : revenu, santé, éducation, etc.

«On ne choisit pas sa famille », comme dit l’adage. Rien n’est plus injuste a priori que les inégalités qui tiennent au simple fait d’être né dans telle ou telle famille (sans parler de telle ou telle société). On hérite en effet quantité de choses des générations antérieures : un « capital culturel », c’est-à-dire une familiarité plus ou moins grande avec les connaissances et attitudes valorisées par le système scolaire et de ce fait, déterminantes pour y réussir – un « capital social », autrement dit un carnet d’adresses plus ou moins étoffé, des problèmes plus ou moins épineux, sans oublier évidemment un patrimoine économique. Or, alors que les inégalités en la matière sont bien plus fortes encore que les inégalités de revenus, la population les tolère mieux que toutes les autres formes : revenu, santé, éducation, etc.

Double paradoxe
D’après un sondage réalisé en France par OpinionWay en janvier dernier, 81 % des personnes interrogées se déclaraient défavorables à une hausse des droits de succession. Surprenant à première vue, car non seulement la majorité aurait largement à y gagner, puisque n’étant pas assujettie à ces derniers, faute de fortune à transmettre, et en bénéficierait grâce au surcroît de recettes, et donc de services publics, et du fait de la réduction des inégalités consécutive. Le paradoxe est redoublé par le fait que ce sont les membres des classes populaires et les moins diplômés qui s’opposent le plus à cette taxation, selon une étude publiée par France Stratégies en 2018. Au-delà d’une vision sans doute déformée des réalités tant en ce qui concerne la distribution des patrimoines dans la population que les règles d’imposition des successions, on peut aussi y voir des motifs plus profonds, où les opinions des uns et des autres sont indissociables de leur position sociale. On peut ainsi faire l’hypothèse que dans les sociétés actuelles rongées par la précarité – surtout pour les moins dotés –, l’idée de pouvoir transmettre quelque chose, même modeste, à ses descendants apporte un peu de stabilité et permet de se projeter dans le temps long, chose de plus en plus ardue. Inversement, les mieux lotis ralliés à l’idéologie néolibérale de la fluidité généralisée considéreraient davantage l’héritage comme un archaïsme. Ce postulat rapide n’épuise évidemment pas le sujet, et d’autres aspects, non moins cruciaux, sont certainement à l’œuvre et mériteraient de plus amples investigations. Quoiqu’il en soit, il n’est pas anodin de noter que de nos jours les soi-disant self made-men de la Silicon Valley ou de la finance annoncent, à qui veut l’entendre, qu’ils ne laisseront pas d’héritage, ou plutôt pas toute leur fortune, mais un matelas très confortable tout de même à leurs descendants ; ou de voir paraître coup sur coup ces derniers mois trois rapports officiels émanant d’économistes et d’institutions plutôt libérales qui enjoignent tous à accroître la taxation sur l’héritage. Le rapport ainsi nommé de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), sorte de club des pays riches mis en place pendant la guerre froide, paru en mai dernier, celui d’Olivier Blanchard et Jean Tirole sur les « grands défis économiques », commandé par Emmanuel Macron, et la note du Conseil d’analyse économique (CAE), organisme rattaché à Matignon, intitulée Repenser l’héritage  partent d’un même constat accablant : les inégalités de patrimoine se sont envolées au cours des dernières décennies – y compris mais pas exclusivement durant la pandémie – et ont ainsi reconstitué la « société d’héritiers » qui existait à l’aube de la Première Guerre mondiale.

« S’il importe d’“euthanasier les rentiers”, comme le préconisait Keynes, il ne faudrait surtout pas s’arrêter en chemin et, tant qu’à faire, se débarrasser du capitalisme et de la société de marché dans le même mouvement est urgent ! »

La taxation comme solution ?
Alors que les guerres, l’inflation et l’essor de l’État social, notamment, avaient fortement rogné les économies des plus fortunés, les contre-réformes néolibérales adoptées à partir des années 1980 leur ont au contraire permis de se refaire. Et si la tendance est commune à l’ensemble des pays riches, elle est particulièrement marquée en France. D’après les économistes du CAE, les 1 % les plus fortunés y concentrent en effet 25 % du patrimoine total, contre 15 % trente ans plus tôt, et 18 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Plus encore, le gâteau a lui-même (re)grossi, puisque le patrimoine cumulé des ménages français représente sept fois le revenu national, soit une proportion équivalente à 1914, alors qu’il était redescendu à trois fois en 1950. Mécaniquement, le flux annuel des héritages a suivi la même évolution en proportion et représente désormais 15 % du revenu national contre 5 % en 1950 (mais loin encore des 80 % de 1910). Plus parlant : la part du patrimoine issue de successions atteint aujourd’hui 60 % du total des patrimoines des ménages, alors qu’elle était passée sous la barre des 40 % en 1970, après avoir culminé à 80 % au début du XXe siècle. Dit autrement, la majorité du patrimoine des ménages a été hérité plutôt que « gagnée » par eux-mêmes. Dans ces conditions, difficile de ne pas souscrire à l’appel à taxer davantage ces derniers, d’autant que les familles les plus riches savent mieux que les autres contourner les règles en la matière, notamment en jouant sur la confusion entre patrimoine personnel et professionnel (les parts d’une société familiale par exemple), ce dernier étant bien moins taxé. S’ajoutent à cela, vieillissement de la population oblige, la forte croissance des donations entre vifs, qui représente aujourd’hui plus de la moitié des transmissions contre 10 % en 1900, et avec des exemptions fiscales elles-mêmes croissantes au fil du temps pour les membres d’une même lignée familiale. C’est donc tout autant l’assiette et le renforcement du contrôle que les taux qu’il s’agit d’amplifier, en même temps que la transparence de l’information en la matière.

« Les inégalités de patrimoine se sont envolées au cours des dernières décennies – y compris mais pas exclusivement durant la pandémie – et ont ainsi reconstitué la “société d’héritiers” qui existait à l’aube de la Première Guerre mondiale. »

Ce projet, porté entre autres par l’économiste Thomas Piketty, qui propose avec l’argent récolté de verser une dotation à chaque jeune au moment de son entrée dans la vie adulte – autrement dit, une sorte d’héritage socialisé –, se heurte à un autre écueil : celui de la coopération internationale, étant donné la capacité des plus fortunés à se jouer des frontières et des règles nationales en domiciliant leurs capitaux sous les cieux fiscaux les plus cléments. Mais même en admettant que tout cela soit possible, et incontestablement préférable à la tendance actuelle, qui, si rien n’est fait, pointent Olivier Blanchard et Jean Tirole – pourtant peu suspects de penchants gauchistes – va encore s’accentuer à brève échéance, on peut s’interroger sur le projet de société sous-jacent. Celui-ci reste en effet profondément attaché à un libéralisme économique qui s’emploie à faire advenir une illusoire « égalité des chances », que l’on retrouve également dans les dispositifs de lutte contre les discriminations – elles-mêmes évidemment souhaitables –, ou plus positivement de « promotion des minorités », portés avec enthousiaste par certaines grandes firmes et figures patronales, tel Claude Bébéar, l’ancien P-DG d’Axa et « parrain » du CAC 40, plutôt que de promouvoir une véritable « égalité des conditions » où la « réussite scolaire », largement déterminée par la naissance, ne servirait plus à légitimer les inégalités socio-économiques. En un mot, s’il importe d’« euthanasier les rentiers », comme le préconisait Keynes, il ne faudrait surtout pas s’arrêter en chemin et, tant qu’à faire, se débarrasser du capitalisme et de la société de marché dans le même mouvement est urgent !

Igor Martinache est politiste. Il est maître de conférences à l’université de Paris-Nanterre.

Cause commune • mars/avril 2022