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Deux livres, rédigés par des journalistes, ont récemment défrayé la chronique, mettant en lumière deux scandales d’État.

 

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Avec Les Fossoyeurs (Fayard, 2022), Victor Castanet a suscité un très vif émoi, au point de contraindre le gouvernement à diligenter une enquête sur les pratiques du groupe Orpea, leader mondial des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Le second, passé plus inaperçu, jette une lumière aussi crue sur un autre pan du secteur mé­dico-social. Dans Handicap à vendre (Les Arènes, 2022), Thibault Petit décrit de quelle manière nombre d’établissements et services d’aide par le travail (Esat) se sont transformés en entreprises des plus ren­tables, reposant sur la surexploitation des travailleurs et travailleuses handicapés (TH).
De grande ampleur par leur durée (trois ans), ces deux en­quêtes sont évidemment limitées dans leur champ d’investigation. À raison, les deux auteurs font preuve de précaution et répètent que leur enquête n’implique pas qu’il n’y a pas de « bons » Ehpad ni d’Esat qui remplissent leurs missions médico-sociales. Néanmoins, les deux cas décrivent bien un système pervers, déterminé par le taux de profit et les choix de financement de l’État. C’est tout l’intérêt du chapitre comparant Orpea et Korian dans Les Fossoyeurs : Orpea est certes allé très loin, dépassant les limites légales, mais, quoique édulcorées, des dynamiques similaires sont à l’œuvre chez Korian.

De l’exploitation à la surexploitation tous azimuts
Ces deux secteurs reposent sur une double exploitation : des salariés encadrants et des usagers. Cette double exploitation les rend extrêmement profitables. Comme le formule le docteur Métais, l’ancien médecin coordinateur national d’Orpea de 2004 à 2010 : « Si tu veux gagner du fric, la santé, c’est un secteur formidable. Ça brasse des milliards et tu as des moyens de truander absolument considérables. »
La description concrète de cette exploitation et de ses conséquences offre les pages les plus poignantes de ces deux livres. Les décrire par le menu dépasse le format de ce court article. Petites incuries criminelles, maltraitances systémiques, économies de bouts de chandelle, sur les couches de protection et leur qualité, ou sur le café que l’on fait payer plus cher au TH qu’aux encadrants, tout cela fait système.
Et autant dire que ce n’est pas par la qualité de son service qu’Orpea dégage des taux de marge de 35 % à 38 % (27,25 % en moyenne dans le secteur) mais bien en faisant du « parcage de vieux », selon l’expression qu’aurait eue Jean-Claude Marian pour décrire l’activité du groupe qu’il a fondé. La qualité n’est tellement pas un souci que le directeur général exécutif, Jean-Claude Brdenk aurait déclaré : « Personne ne peut me dire ce qu’est un soin de qualité et ce qui ne l’est pas. Il n’y a aucun indice de qualité, […], donc on s’en fout ! » On peut toutefois gager que la qualité ne sera pas au rendez-vous en précarisant les salariés, en multipliant les CDD (33 % de la main-d’œuvre) ou en n’embauchant pas les salariés financés par l’État, tout en inventant des fausses fiches de paye pour empocher l’argent…
Devant ces pratiques de bandits, on est pris d’admiration pour les salariés syndiqués à la CGT, qui doivent faire face à tout le registre de la discrimination syndicale et à une direction qui n’hésiterait pas à bourrer les urnes aux élections professionnelles, financer un syndicat-maison, payer des détectives privés pour déterrer de quoi salir un « rouge », envoyer des « directeurs nettoyeurs » (sic !) pour licencier, sur le parking même de leur établissement, les directeurs émettant le moindre doute, avant de détruire ou falsifier les preuves qu’ils auraient pu réunir.
De manière regrettable, Thibault Petit n’essaye jamais de connaître les taux de marge pour les Esat. Il est néanmoins clair que ces établissements sont extrêmement rentables, au point de concurrencer des usines roumaines dans la sous-traitance automobile. Et pour atteindre ces taux de rentabilité, on ne lésine pas sur les cadences infernales. Dans un article intitulé « Cost killing et externalisation », l’un des directeurs vend les services de son Esat ainsi sur Internet : « Plus de cent soixante quinze travailleurs handicapés sont prêts à répondre à vos besoins à un coût défiant l’externalisation […] Leurs différences, leurs petits défauts sont, bien souvent, dans le domaine du travail de sous-traitance (minutieux, répétitif, taylorisation) un réel avantage. »

« Dans le cas des EHPAD, l’État prend en charge les frais de personnels médicaux à 100 %, les frais d’auxiliaires de vie à 30 % et à 100 % l’achat ou la location de matériel médical. »

Et pour obtenir ces cadences, tous les moyens sont bons car les donneurs d’ordre « ne font pas de distinction entre un sous-traitant ordinaire et un Esat. […] On attend de la productivité et zéro défaut » comme le formule une ancienne responsable d’une entreprise de luxe travaillant avec un Esat. Le livre fourmille de nombreux témoignages de TH ou d’encadrants sur des cas de brutalisation pour tenir les cadences. Ainsi, quand Thibault Petit demande à un directeur si les ouvriers arrivent à tenir le rythme imposé par les donneurs d’ordre, celui-ci lui répond : « Oui, parce qu’il y a un pilotage au cordeau […] Il faut des moniteurs qui ont connu les quartiers, parce que bon, à un moment, il faut rentrer dans le chou… »

Le parasitisme, phase suprême(ment dégénérée) du capitalisme monopoliste d’État ?
Le plus terrible dans ces deux livres réside évidemment dans cette surexploitation éhontée. Les taux de profit mirobolants proviennent cependant aussi d’un pillage complet des ressources de l’assurance maladie et de l’État.
Dans le cas des Ehpad, l’État prend en charge les frais de personnels médicaux à 100 %, les frais d’auxiliaires de vie à 30 % et à 100 % l’achat ou la location de matériel médical. Une part substantielle du profit du groupe Orpea (1 milliard sur les 4 de profit annuel du groupe, excusez du peu !) proviendrait directement de la Sécurité sociale. Une série d’accords signés par le groupe avec Bastide (matériel médical) et Hartmann (couches) prévoirait que ces dernières surfacturent leurs produits à Orpea (et donc à la Sécurité sociale) en échange de rétro-commissions pour Orpea.

« Les taux de profit mirobolants proviennent cependant aussi d’un pillage complet des ressources de l’assurance maladie et de l’État. »

Une manière similaire d’abuser des fonds publics s’observe dans les Esat où l’État garantit aux TH un niveau de rémunération (50,7 % du SMIC) et paye la différence entre ce niveau et le « salaire atelier » payé par l’Esat sur son budget dit « commercial » (au minimum : 5 % du SMIC). Le niveau du salaire atelier n’affectant pas le niveau de revenu des TH, il n’y a pas intérêt à dépasser le minimum, ce qui permet de réserver le budget commercial aux investissements et à en reverser une part substantielle aux structures gérant les Esat. Quel autre secteur peut dire que ses bénéfices sont pratiquement égaux à son chiffre d’affaires puisque l’intégralité du salaire des encadrants et des frais de fonctionnement est prise en charge ?
On comprend mieux en lisant cela qu’un grand patron comme Jean-Claude Marian soit un fervent défenseur de la Sécurité sociale et ait milité pour la création d’une cinquième branche de la Sécurité sociale. Plus il y a d’argent déversé par l’État à sucer, plus la tique est heureuse.

Scoop, quel scoop ?
Le plus révoltant dans cette histoire est peut-être l’hypocrisie de l’État. Suite au scandale suscité par Les Fossoyeurs, celui-ci a diligenté une enquête et a même annoncé le 26 mars saisir la justice pour « « faux et usage de faux et infraction à la législation sur le travail », mais surtout en raison des « dysfonctionnements graves », dont l’insincérité des comptes, la suroccupation des établissements et même de la maltraitance liée, entre autres, à l’insuffisance des grammages des repas, constatée par l’Institut de gérontologie sociale (IGS) et l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) dans leur rapport.
Pourtant l’État savait. Le livre de Victor Castanet regorge de données tirées de divers rapports publics, de contrôle… Jusqu’à Jacques Toubon qui avait appelé à « une révolution des Ehpad » en 2017 face à la multiplication des saisines sur « le non-respect de l’individu, le manque d’hygiène […] ou les demandes arbitraires de mise sous régime de protection juridique… » Mais est-ce si étonnant qu’il n’ait pas été entendu, vu les liens incestueux entre la direction d’Orpea et les plus hauts niveaux de l’État décrits dans Les Fossoyeurs. Hauts fonctionnaires, préfets, ministres, tout le monde y passe !
De même, en ce qui concerne les Esat, l’État peut-il prétendre ignorer les dérives productivistes quand il a été condamné en 2015 par la Cour de Justice de l’UE demandant la requalification des TH en salariés ? Dans l’arrêt Fenoll, la Cour note en effet que « l’activité n’y est pas marginale et accessoire mais réelle et effective » et qu’il ne s’agit plus d’insertion mais « de valoriser la productivité ».
Les dérives sont connues, les tendances lourdes à l’œuvre sont liées au mode de financement. Chasser les cas les plus extrêmes est une nécessité mais ne remet pas en cause ces pratiques qui défigurent la mission de service public de ces établissements et transforment les salariés, contre leur gré, en personnels maltraitants…

Kevin Guillas-Gavan est économiste. Il est chargé de mission à l’Institut de recherches économiques et sociales.

Cause commune29 • été 2022