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Thomas Stearns Eliot est né en 1888 aux États-Unis et mort en 1965 dans cette Angleterre qui l’avait naturalisé. Fer de lance du modernisme anglo-saxon, Eliot est l’auteur d’une œuvre abondante et variée : essais critiques, pièces de théâtre, et surtout ouvrages de poésie, dont le plus célèbre, La Terre vaine (The Waste Land), publié en 1922, est lu comme un manifeste moderniste. Brusques changements de point de vue narratif, de narrateurs, de style, utilisation de langues étrangères, de citations, de références variées et renversées, perverties par le changement de contexte, ironie, brouillage du temps et de l’espace lorsque les lieux et les époques se mêlent… T.S. Eliot déploie dans La Terre vaine une palette stylistique extrêmement riche et complexe.
Le titre du livre, The Waste Land, traduit par La Terre vaine, parfois par La Terre gaste, est une référence à la « terre gaste » qu’on trouve dans Perceval ou le Conte du Graal, de Chrétien de Troyes, qu’Eliot connaît par l’intermédiaire d’un livre de la médiéviste Jessie Weston sur le Graal. Le conte de Chrétien commence lui aussi par une reverdie de laquelle sort le jeune et naïf Perceval pour devenir chevalier. Au cours de ses aventures, il parvient à la cour du Roi Pêcheur, gardien du Graal, dont la terre est stérile, maudite, gaste, car le roi est infirme, blessé à la jambe. Au cours du repas, on fait passer devant lui une lance qui saigne, et un graal (un plat). Perceval reste muet. Il apprend que s’il avait interrogé le roi sur ces objets et qu’il avait posé les bonnes questions, le Roi Pêcheur et sa terre auraient été guéris. Le château disparaît et la terre demeure stérile. Une lecture parmi d’autres de La Terre vaine de T.S. Eliot ferait du monde moderne du poète la terre gaste de la légende arthurienne. Ce monde, dominé par les moulins sataniques et ténébreux (William Blake) qui ont broyé tant de vies durant la Grande Guerre, cette époque où finissaient les rois (Apollinaire), survivants jusqu’alors d’improbables dynasties. (La première narratrice du livre n’est-elle pas cousine d’archiduc ?) Dans ce monde-là, les temps se rejoignent, le passé, le présent-du-passé que sont les souvenirs, l’avenir qu’apporte avril et le présent stérile de la terre morte, de l’hiver et sa neige oublieuse. Le monde change, et le poète aussi dont la jeunesse s’éloigne. Et aucun changement dans ce monde ne s’obtient sans violence, sans douleur, sans cruauté. Dans cette première partie du livre, ce sont les morts que l’on enterre. C’est d’eux qu’avril va tirer ses lilas. Et comme la lance et le graal qu’on présente à Perceval, le narrateur annonce : « Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière ». Il invite son interlocuteur – réel, fictif, le poète, peut-être aussi bien le lecteur – à contempler la mort et le recommencement. À travers cette poignée de poussière effrayante, c’est donc le changement lui-même qui est donné à voir. Mais comme dans Le Conte du Graal tout peut être remis en cause du moment qu’on ne s’interroge pas sur ce qu’on voit, cette poignée de poussière, et qu’on ne pose pas les bonnes questions.

Victor Blanc


Avril est le plus cruel des mois

Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes.
L’hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse
Couvrant la terre, entretenant
De tubercules secs une petite vie.
L’été nous surprit, porté par l’averse
Sur le Starnbergersee ; nous fîmes halte sous les portiques
Et poussâmes, l’éclaircie venue, dans le Hofgarten,
Et puis nous prîmes du café, et nous causâmes.
Bin gar keine Russin, stamm’aus Litauen, echt deutsch.
Et lorsque nous étions enfants, en visite chez l’archiduc
Mon cousin, il m’emmena sur son traîneau
Et je pris peur. Marie, dit-il,
Marie, cramponne-toi. Et nous voilà partis !
Dans les montagnes, c’est là qu’on se sent libre.
Je lis, presque toute la nuit, et l’hiver je gagne le sud.
Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent
Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme,
Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil :
L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre
Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge
(Viens t’abriter à l’ombre de ce rocher rouge)
Et je te montrerai quelque chose qui n’est
Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,
Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ;
Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière.
Extrait de La Terre vaine, Le Seuil, 1999,
traduit par Pierre Leyris

Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024