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Marx pour qui « toute lutte de classes est une lutte politique » est-il si éloigné des préconisations de la charte d'Amiens ?

marx.jpg© Clément Quintard

Marx est décédé vingt-trois ans avant l’adoption, par le congrès de la Confédération générale du travail (CGT) réuni à Amiens en 1906, d’une résolution connue depuis sous le nom de « charte d’Amiens ». Il serait donc aventureux de spéculer sur ce qu’il aurait pu penser de celle-ci. Il n’est pas impossible cependant d’identifier, au vu des textes de Marx d’une part, et du contenu de la charte et de ses interprétations d’autre part, ce qui rapproche et ce qui sépare la pensée de Marx des choix faits par les syndicalistes de 1906.

Marx et le rôle des syndicats
Deux textes notamment permettent de clarifier la pensée de Marx sur le rôle des syndicats. Le premier, reproduit dans la brochure Salaire, prix et profit, reprend un exposé prononcé devant en 1865 devant le conseil central de l’Association internationale des travailleurs (AIT) fondée un an plus tôt. Le second est la résolution écrite par Marx en 1866 pour le congrès de Genève de l’AIT. Ce deuxième texte reprend l’essentiel des idées exprimées dans le premier : Karl Marx considère l’action des syndicats, principalement sur les salaires et les conditions de travail, « non seulement légitime mais nécessaire ». Il incite à généraliser cette activité « en créant des syndicats partout et en les unissant dans tous les pays ». Il remarque que les syndicats sont aussi devenus « des foyers d’organisation de la classe ouvrière, comme les municipalités et les communes du Moyen Âge le furent pour la bourgeoisie ».
Pour autant, il considère que les syndicats « manquent entièrement leur but dès qu’ils se bornent à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant » ; il les incite donc à « travailler en même temps à sa transformation » et il les pousse à « se servir de leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe travailleuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat ». Dans cet objectif, il appelle les syndicats à soutenir « tout mouvement social et politique qui tend à ce but ».

« Au contraire d’un “apolitisme” la charte d’Amiens donne un caractère profondément politique à l’action syndicale dès lors qu’elle inscrit celle-ci au quotidien dans une visée de transformation profonde de la société. »

Unité et autonomie ouvrières
La charte d’Amiens a été adoptée en 1906 par 834 voix contre 8 et 1 bulletin blanc au congrès de la CGT après un vif débat qui a vu s’opposer au moins trois options : celle d’une collaboration étroite (subordination ?) avec la SFIO tout juste constituée (1905), l’option anarchiste qui considère que l’action économique (syndicale) n’a pas à se mêler d’action politique (parlementaire), et l’option d’un syndicalisme qui se suffirait à lui-même pour réaliser son œuvre de lutte de classes. Élaborée dans un souci de rassemblement et d’affirmation de principes, la charte se situe en continuité de la recher­che d’unité et d’autonomie ouvrières ancrées dans les luttes du XIXe siècle. Elle définit la « double beso­gne » du syndicalisme : reconnaissant « la lutte des classes », elle affirme que « l’œuvre revendicatrice quotidienne » n’est qu’un côté de l’action du syndicat dont l’objectif est de parvenir à « l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ». Aujourd’hui « groupement de résistance », le syndicat sera, dans l’avenir, la « base de la réorganisation sociale ». Les syndiqués ont « l’entière liberté » politique ou philosophique en dehors du syndicat mais doivent, « en réciprocité », ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’ils professent au dehors.
Refusant toute subordination syndicale à l’État et aux partis, la charte d’Amiens récuse de fait autant le modèle social-démocrate allemand et la volonté de Jules Guesde d’assujettir l’action syndicale aux objectifs décidés par le parti, que le modèle travailliste, en cours de réalisation au Royaume-Uni, où les trade-unions créent le parti destiné à prolonger, sur le plan politique, les actions syndicales. Elle donne corps à un type de syndicalisme spécifique à la France, ancré dans la tradition révolutionnaire et dans l’histoire des chambres syndicales du XIXe siècle.
Au contraire d’un « apolitisme » dont elle a souvent été taxée, au prétexte de sa méfiance à l’égard des partis et des parlementaires, la charte d’Amiens donne un caractère profondément politique à l’action syndicale, dès lors qu’elle inscrit celle-ci au quotidien dans une visée de transformation profonde de la société.

« La charte d’Amiens affirme que “l’œuvre revendicatrice quotidienne” n’est qu’un côté de l’action du syndicat dont l’objectif est de parvenir à “l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste”. »

Marx, pour qui « toute lutte de classes est une lutte politique », aurait pu y retrouver certaines de ses préconisations, notamment l’objectif d’un monde débarrassé de l’exploitation capitaliste par « la disparition du salariat et du patronat ». La revendication d’autonomie ne l’aurait sans doute pas dérangé, lui qui écrit dans Le Manifeste du Parti communiste : « Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité ». Rappelons enfin quelques formules contenues dans les statuts fondateurs de l’AIT. Juste après le très connu « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », Marx écrit : « L’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen. » De quoi réfléchir autrement aux rapports entre partis et syndicats toujours en débat aujourd’hui !

Maryse Dumas a été secrétaire confédérale de la CGT de 1995 à 2009.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018