Le retour de la province stratégique du Xinjiang dans le giron chinois reste l’un des fondements de la légitimité du pouvoir communiste. Point nodal des nouvelles routes de la soie, les autorités tentent d’y préserver la stabilité après une série d’émeutes et d’attentats meurtriers. Les programmes de déradicalisation et de sécurité high-tech interrogent toutefois les libertés publiques. Le rival étatsunien instrumentalise la situation pour pousser, depuis l’extérieur, à un changement de régime.
Renouer avec l’unité du territoire historique
Après la proclamation de la République populaire en 1949, les maoïstes entendent restaurer la puissance régionale de la Chine et renouer avec l’unité du territoire historique. Cette reprise du contrôle de l’espace auparavant tenu par l’empire et amoindri sous la république passe par le Xinjiang (nord-ouest), l’éphémère République islamique du Turkestan oriental (novembre 1933-février 1934) portée par l’Association pour l’indépendance, une organisation composée de notables et de personnalités religieuses issus du mouvement panturquiste, qui s’était soulevé contre la domination chinoise. Fondée en 1944 avec l’appui soviétique, la République indépendante du Turkestan oriental est peuplée de Ouïghours et de Kazakhs, elle comprend la vallée de l’Ili et les monts Altaï. La passation de pouvoir du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) au Parti communiste chinois (PCC) aboutit à la création en 1955 du statut de région autonome chinoise. Le corps de construction de l’Armée populaire de libération (APL), composé de deux cent mille hommes, établit des colonies de peuplement han, l’ethnie majoritaire chinoise, et le train Lanzhou-Urumqi est sur les rails. La révolution, qui rêve d’unité territoriale et de réintégration des territoires perdus, parvient ainsi à une étape essentielle pour la Chine socialiste unifiée qui comprend désormais les territoires stratégiques du Xinjiang (littéralement nouvelle frontière), du Tibet et de la Mongolie intérieure. Cette unité demeure aujourd’hui encore l’un des fondements de la légitimité du pouvoir communiste qui parvient ainsi à lever la mainmise étrangère, comme le suggère Mao Zedong le 21 septembre 1949 lors de la première session de la conférence politique consultative en référence aux traités inégaux du XIXe siècle par les puissances colonisatrices : « Le peuple chinois, qui rassemble un quart de l’humanité, est désormais debout. […] [Nous ne serons] plus jamais une nation soumise aux insultes et aux humiliations. »
« Fondée en 1944 avec l’appui soviétique, la République indépendante du Turkestan oriental est peuplée de Ouïghours et de Kazakhs, elle comprend la vallée de l’Ili et les monts Altaï. »
Après la dislocation de l’URSS, la Chine reconnaît rapidement les nouveaux États d’Asie centrale, afin non seulement de garantir l’approvisionnement et l’acheminement du pétrole mais aussi de maîtriser les populations turcophones et musulmanes du Xinjiang susceptibles de chercher l’appui des pays voisins. Des données de 2006 indiquent que le Xinjiang é́tait majoritairement peuplé́ de Ouï̈ghours (45,6 %) et de Hans (41 %). Stratégique, la province autonome l’est sur le plan des ressources puisqu’elle recèle d’importantes réserves en plomb, zinc, cuivre, fer, charbon uranium et or. Elle est également la deuxième région pétrolière de Chine avec 30 % de la production nationale et un tiers de celle de gaz.
Le Xinjiang joue enfin un rôle clé dans le cadre du projet des nouvelles routes de la soie, comme en témoigne le hub logistique et industriel de Khorgos à la frontière avec le Kazakhstan, point de jonction entre la Chine et l’Europe. Cette politique de développement active repose également sur l’idée que la pauvreté est le ressort essentiel de la radicalisation religieuse et des revendications autonomistes. Les autorités régionales annonçaient ainsi en novembre la sortie de la pauvreté absolue. Une annonce toutefois passée inaperçue alors que les critiques internationales quant au sort fait aux Ouïghours trouvent de plus en plus d’écho en Europe et aux États-Unis.
« Si la société ouïghour est globalement sécularisée, des radicaux, revenus des madrasas pakistanaises, contribuent à faire évoluer les représentations et à rapprocher l’islam ouïghour du rigorisme. »
Une « nationalisation des ethnies »
La Chine récuse pourtant le terme de « sinisation » du Xinjiang, autrement dit une politique de renversement démographique, mais évoque une « nationalisation des ethnies ». La nuance tient dans le fait que l’unité politique prévaut sur les particularismes culturels ou ethniques. « La revendication de ce soi-disant État [de Turkestan oriental, NDLR] est devenue un outil et un programme politiques des séparatistes et des forces antichinoises pour tenter de diviser la Chine », note à cet égard le livre blanc publié par le bureau de l’information du conseil des Affaires d’État en 2019. Créée dès 1953, l’Association islamique de Chine, qui dépend du pouvoir, vise à contrôler les activités religieuses, centraliser les dons des pays musulmans et favoriser le sentiment d’appartenance national chez les clercs afin d’annihiler les velléités radicales ou séparatistes. Dans le courant des années 1980, l’administration recrute parmi les minorités dans l’idée de renforcer l’inclusion sociale. Dans le même temps, des espaces de libertés culturelle et religieuse, qui tranchent avec la répression de la Révolution culturelle, naissent et permettent la renaissance d’un réseau de madrasas (écoles coraniques). Dans les milieux intellectuels et étudiants, la lutte pour l’autonomie politique se régénère. En 1989, la situation se tend à l’échelle nationale, alors que le Tibet connaît des émeutes et que les manifestations de la place Tiananmen démarrent. Dans ce paysage, le PCC redoute que la situation au Xinjiang ne dégénère également, d’autant qu’à la fin 1991 la dislocation de l’URSS ouvre la voie à l’indépendance des populations turcophones. Le contrôle de la société se resserre alors et certains nationalistes s’établissent dans les diasporas pour poursuivre leur lutte depuis l’extérieur. Si la société ouïghour est globalement sécularisée, des radicaux, revenus des madrasas pakistanaises, contribuent à faire évoluer les représentations et à rapprocher l’islam ouïghour du rigorisme, jusqu’à ce que les autorités interdisent à la fin des années 1990, après des attaques répétées au Xinjiang, les voyages d’études religieuses au Pakistan. Sous l’égide du Mouvement islamique du Turkestan oriental (MITO, futur Parti islamique du Turkestan), des réseaux djihadistes recrutent des effectifs limités vers les bases d’entraînement en Afghanistan. Après l’intervention de l’OTAN en 2001, ces combattants trouvent refuge dans les zones tribales pakistanaises et, après la mort du dirigeant Hassan Makhsum, se réorganisent sous l’influence d’Al-Qaïda. Au cours de la décennie écoulée, plusieurs dizaines de milliers de Ouïghours combattent dans les rangs des groupes islamistes au Pakistan et en Syrie. À la suite d’émeutes en juillet 2009, le pouvoir répond par une série d’arrestations et de condamnations. Le ressentiment grandit. De 2013 à 2014, la Chine est enfin secouée par des attentats spectaculaires à Pékin, Urumqi et Canton, faisant plus de quatre cents morts et quatre cent soixante blessés. En 2014, après le choc de l’attentat à la gare de Kunming (province du Yunnan), qualifié de « 11-septembre chinois », les autorités centrales modifient l’approche sécuritaire et réfléchissent à un programme de déradicalisation aujourd’hui stigmatisé, y compris par la tendance dominante de l’opposition ouïghour des nationalistes pro-occidentaux. Sous l’égide du Congrès mondial ouïghour, basé à Munich mais dont la présidente, Rebiya Kadeer, est localisée à Washington, l’organisation exerce un lobbying actif. La réforme des régulations religieuses est lancée et le contrôle sur l’accréditation des imams, des mosquées et de l’enseignement religieux resserré. Le programme « Faire famille » prévoit en outre le séjour de fonctionnaires chez les habitants afin de repérer la radicalisation et renforcer l’éducation patriotique.
« Stratégique, la province autonome l’est sur le plan des ressources puisqu’elle recèle d’importantes réserves en plomb, zinc, cuivre, fer, charbon, uranium et or. Elle est également la deuxième région pétrolière de Chine avec 30 % de la production nationale et un tiers de celle de gaz. »
La question de la détention extrajudiciaire
En novembre 2019, le New York Times rend publics des documents du PCC qui confirment l’internement en masse des citoyens ouïghours, au nom de la lutte antiterroriste. Ils mettent ainsi au jour une sorte de manuel afin d’aider les officiers à répondre aux questions des enfants sur l’internement dans la ville de Tourfan : « Habituellement, vous rentriez chez vous pour des vacances d’hiver ou d’été́ sans aucun problème. Mais si vous étiez imprudents et attrapiez un virus infectieux comme le SRAS, vous devrez suivre un traitement fermé et isolé́, car il s’agit d’une maladie infectieuse. Si vous n’étiez pas complètements guéris, dès que vous rentriez chez vous, vous infecteriez votre famille avec ce virus, et toute votre famille tomberait malade. Le parti et le gouvernement ne seraient pas si irresponsables qu’ils laisseraient des membres de votre famille rentrer chez eux avant que leur maladie ne soit guérie et que leur pensée soit complètement transformée, une situation dans laquelle ils feraient du mal aux autres. » Ainsi, la lutte antiterroriste est-elle comparée à la lutte contre un virus ou à une cure de désintoxication conformément aux trois adversaires (les « 3 Forces ») pointés par le pouvoir central : « le terrorisme, le sé́paratisme, l’extré́misme religieux ». Lorsqu’il aborde la question, le président chinois Xi Jinping demande toutefois aux cadres du parti de s’abstenir de toute discrimination à̀ l’é́gard des Ouïghours au risque d’alimenter des conflits avec les Hans. La question de la détention extrajudiciaire reste pourtant entière. Un an auparavant, la Chine donnait déjà un caractère légal à la détention d’extrémistes présumés dans des camps qu’elle qualifie « d’éducation et de formation ». Washington et le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations-Unies (CERD) croient alors savoir qu’un million de personnes auraient fait l’objet de détentions extrajudiciaires en vue d’une « déradicalisation ». Ce que Pékin dément à l’époque sans toutefois fournir de chiffres. « Il n’y a aucune politique qui vise une minorité ethnique en particulier ou qui limite les droits et la liberté de religion du peuple ouïghour », défend la délégation chinoise devant le comité de l’ONU des droits de l’homme à Genève. Les autorités chinoises rejettent également les accusations de torture, de mauvais traitements et de contrôles intrusifs. Pékin évoque des camps destinés à « éduquer et transformer les personnes qui ont été influencées par l’extrémisme [afin de] les aider à transformer leurs pensées dans la société ou leurs familles ». Cette année, le gouvernement disait avoir fourni 1,29 million de « sessions de formation » entre 2014 et 2019 dans le livre blanc intitulé « Emploi et droits du travail au Xinjiang », publié quelques jours après la limitation par Washington d’importations en provenance de cette région en raison du recours au travail forcé auquel se livreraient certaines entreprises.
« Cette politique de développement active repose également sur l’idée que la pauvreté est le ressort essentiel de la radicalisation religieuse et des revendications autonomistes. »
Le sort des Ouïghours objet d’un affrontement à l’ONU
La question est à son tour devenue un sujet de préoccupation pour la représentation nationale française au regard des accusations de stérilisation forcée de cette ethnie musulmane, l’un des cinq critères de génocide défini par la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations-Unies de 1948. Paris demande depuis l’accès d’observateurs étrangers. Les accusations récentes émanent d’un chercheur allemand, Adrian Zenz, sur la base de documents officiels chinois dont la véracité reste à vérifier. Professeur à l’École européenne de culture et de théologie, une institution d’enseignement évangélique, Adrian Zenz est également membre de la Fondation commémorative pour les victimes du communisme, un think tank fondé en 1993 par le néoconservateur Zbigniew Brzezinski. Adrian Zenz n’a mis les pieds qu’une seule fois – en 2007 et en touriste – au Xinjiang. Les chiffres livrés depuis l’étranger appellent donc à la prudence.
« De fait, le Xinjiang a servi de laboratoire aux programmes de surveillance et de sécurité high-tech, un enjeu majeur pour les sociétés numériques de notre temps où la sécurité prime sur les libertés. »
Dans son sillage, certains piliers de l’administration Trump sortante ont sciemment instrumentalisé la situation au Xinjiang pour pousser, depuis l’extérieur, à un changement de régime. Le 9 juillet, Washington édictait des sanctions à l’encontre de plusieurs dirigeants chinois, dont Chen Quanguo, considéré comme l’architecte de la politique sécuritaire de Pékin au Xinjiang. Dès le 17 juin, le président Trump promulguait le Uyghur Human Rights Policy Act, une loi qui contraint la direction du renseignement national à rapporter toute violation des droits de l’homme au Congrès. Quelques semaines plus tôt, l’hôte de la Maison-Blanche reconnaissait avoir eu des réticences à prendre des sanctions sur le Xinjiang afin de ne pas compromettre l’accord commercial avec la Chine, qu’il jugeait alors essentiel à sa réélection. La donne a changé et, de Hong Kong en passant par Taïwan et la mer de Chine, les sujets de friction ne manquent pas. Bloc contre bloc, le sort des Ouïghours fait l’objet d’un affrontement à l’ONU. En septembre, trente-neuf pays, emmenés par l’Allemagne, ont ainsi produit une déclaration commune exhortant au respect des « droits humains, particulièrement les droits des personnes relevant de minorités religieuses et ethniques », lors de la réunion de la troisième commission de l’assemblée générale de l’ONU spécialisée dans les droits humains. Immédiatement, le Pakistan a lu une déclaration signée par cinquante-cinq pays, dont la Chine, dénonçant l’ingérence dans des affaires chinoises. Toujours en septembre, Pékin acceptait la venue « des amis du monde entier », selon l’expression du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Wang Wenbin, qui a précisé avoir déjà envoyé une invitation en ce sens au haut-commissariat aux droits de l’homme, tout en s’opposant à une « ingérence […] sous prétexte des droits de l’homme, et à toute soi-disant enquête avec présomption de culpabilité ». Faute d’enquête fiable, sous égide multilatérale, dans ce territoire, les recherches concernant les libertés publiques reposent donc sur des témoignages qui, à force de recoupements, permettent aux ONG et aux journalistes d’avancer à tâtons. Ainsi, Human Rights Watch dit disposer d’une liste de deux milles détenus arrêtés entre 2016 et 2018 à Aksu, une préfecture du Xinjiang. Ils auraient été arrêtés après avoir été signalés par le logiciel Plateforme intégrée d’opérations conjointes, chargé de repérer les « comportements suspects », à savoir recevoir des coups de téléphone de l’étranger, ne pas avoir d’adresse fixe ou bien éteindre fréquemment son téléphone, et de classer les individus en fonction du risque qu’il représente. Les accusations de « terrorisme » ou d’« extrémisme » n’apparaissent toutefois que pour 10 % des détenus, selon l’organisation. De fait, le Xinjiang a servi de laboratoire aux programmes de surveillance et de sécurité high-tech développés plus tard sur le reste du territoire, comme la reconnaissance faciale et le système de contrôle social à points qui repose sur la vertu de chacun pour l’accès aux services. Un enjeu majeur pour les sociétés numériques de notre temps où la sécurité prime sur les libertés.
Lina Sankari est journaliste.
Cause commune n° 22 • mars/avril 2021