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La répartition des classes et couches sociales selon les villes et les quartiers a évolué. Cela a nécessairement des conséquences sur les façons de conduire l’action politique.

CC : Les villes, et les quartiers, ne sont jamais socialement homogènes (même les bourgeois et les aristocrates avaient les domestiques près de chez eux), toutefois il y a des tendances : Neuilly et Aubervilliers en 1960 ; peut-on dresser un tableau synthétique actuellement ?

C’est peut-être moins tranché aujourd’hui dans ces tendances que dans les années 1960. Ces deux exemples concernent plutôt des banlieues. Dit rapidement : les villes industrielles ont perdu les emplois de leurs habitants et se sont tertiarisées et/ou résidentialisées. La production industrielle suivant la politique de l’agrément-redevance des années 1950 s’est éclipsée de la région parisienne pour les villes moyennes, les rendant souvent dépendantes d’une monospécialité. On peut distinguer plusieurs situations : majoritairement les villes bourgeoises sont restées bourgeoises, évacuant souvent par le biais de la spéculation foncière leurs habitants moins fortunés vers des territoires plus abordables. Pour les villes industrielles, c’est plus disparate : certaines ont mis en place des politiques locales de soutien à la production et conservent des industries souvent de pointe. C’est un choix politique de diversification économique également, qui a consisté à accueillir des activités tertiaires comme de la logistique, les filières de recherche et développement notamment… D’autres ont fait le choix de tourner la page du passé industriel pour investir pleinement dans l’économie résidentielle en la mixant plus ou moins avec du tertiaire et de la production de façon résiduelle, et souvent les orientations politiques de ces maires ne sont pas les mêmes.

« La gentrification est d’abord ponctuelle et ne résulte pas d’une volonté concertée d’appropriation de quartiers populaires par une classe plus aisée ; ainsi l’extension de la gentrification n’est pas homogène. »

Les tendances sociales se traduisent actuellement moins par des « banlieues rouges » ouvrières alimentant une métropole centre que par une métropolisation économique dont la conséquence la plus flagrante est celle d’un excentrement des populations qui l’habitaient. Ce ne sont pas, bien sûr, que des choix économiques, il y a l’option de construire et de maintenir des logements sociaux. Malgré les diverses attaques dont le logement social fait les frais, celui-ci reste une garantie anti-spéculative parce qu’il est encadré par la loi ; il reste une garantie contre l’éloignement des populations pour se loger et, ce faisant, contre l’augmentation du temps passé en véhicule pour aller travailler, contre la pollution atmosphérique, etc.

CC : Le lieu d’habitation dépend du prix au mètre carré, donc du revenu et de la fortune : c’est en partie lié aux classes sociales, mais pas totalement et pas forcément à la possession ou non des moyens de production et au métier exercé.

Il faut différencier plusieurs choses, il me semble : les revenus, le capital économique hérité et le capital social et culturel. Les deux premiers permettent d’envisager avec angoisse ou sérénité l’augmentation du coût de la vie et en particulier la part prise par le logement dans le budget. Je crois me souvenir de revendications pour que le logement ne dépasse pas un tiers des dépenses mensuelles d’un ménage. Pour la majorité des ménages à ce jour ce tiers est plus que dépassé. Pour le capital social et culturel, il y a effectivement le métier, le rang que l’on croit pouvoir tenir dans la société et souvent le sentiment de déclassement et de non-reconnaissance qui va avec. Un des moyens d’affirmation de ce capital social, c’est l’occupation de logements très petits mais dont on souhaite la localisation en centralité urbaine. Le lieu d’habitation n’est donc en effet pas seulement lié aux moyens que l’on a. D’autres éléments entrent en ligne de compte : l’accès à des transports en commun rapides et efficaces, la structuration des ménages. On constate que l’arrivée d’un enfant est souvent la raison d’un déménagement et d’une périphérisation.

« Les tendances sociales se traduisent aujourd’hui moins par des “banlieues rouges” ouvrières alimentant une métropole centre que par une métropolisation économique dont la conséquence la plus flagrante est celle d’un excentrement des populations qui l’habitaient. »

CC : Comment la localisation des travailleurs de toutes sortes a-t-elle évolué depuis disons cinquante ans ? Est-ce lié à la voiture ? La longueur des trajets domicile-travail a-t-elle beaucoup changé ? Les travailleurs sont-ils plus éparpillés ? Il y avait autrefois des « quartiers cheminots derrière la gare », ils ont plutôt disparu …

Là aussi c’est très complexe, mais ce que l’on peut dire c’est que les trajets domicile-travail se sont transformés parce que l’emploi a changé et que le choix d’un patronat de construire des logements à côté des lieux d’emploi n’existe plus. Il s’était transformé dans le « 1 % patronal », qui jusqu’en 1992 obligeait les entreprises du secteur privé de plus de cinquante salariés à reverser 1 % de la masse salariale de l’année précédente. Aujourd’hui c’est 0,45 % de la masse salariale. Donc, pour l’essentiel, on n’habite plus à côté de son lieu de travail. Ensuite, le coût du logement et la structure du ménage jouent un rôle et, par exemple, dans ces navettes domicile-travail, cela ne pèse pas de la même façon sur les hommes et sur les femmes, du fait des sur de genre. Ensuite, bien sûr, la pensée de l’espace par la voiture a évidemment eu un effet, si la voiture permet une liberté de déplacement, elle a fait reposer sur les personnes la responsabilité de l’organisation du déplacement et de la « déliaison » entre les lieux d’emploi et de logement. Cela vaut à partir des années 1950, de la construction de quartiers de logements collectifs avec des circulations faites pour les voitures, jusqu’aux années 2000 qui sont des années paradoxales entre une arrivée en force des questions écologiques dans l’urbanisme et des aménagements encore très liés aux circulations automobiles. Les difficultés que connaît un nombre croissant de voyageurs des transports en commun sont aussi des arguments pour réinvestir les déplacements automobiles, afin de gagner en fiabilité, ou de pallier les fréquences trop faibles.

« Si la voiture est une liberté de déplacement, elle a fait reposer sur les personnes la responsabilité de l’organisation du déplacement et de la “déliaison” entre les lieux
d’emploi et de logement. »

CC : Qu’est-ce exactement que la « gentrification » d’un quartier (ex. la Croix-Rousse, à Lyon) ? Ces quartiers sont-ils habités par des couches intermédiaires et si oui lesquelles ? Pourquoi des quartiers de centre-ville (Marseille-Belsunce, Lyon-la Guillotière, etc.) ont-ils encore une forte population pauvre et immigrée ?

Je connais moins la Guillotière que Marseille, pour laquelle le géographe de référence reste Marcel Roncayolo. Les quartiers centraux de Marseille du côté nord de la Canebière ont une histoire liée aux métiers portuaires de Belsunce jusqu’à la Porte d’Aix et aux migrations propres à toute ville portuaire. La nécessité de répondre aux besoins urgents de logements s’est illustrée par la construction, au début des années 1960, des tours « Labourdette » sur le cours Belsunce. Parce que ce sont des logements sociaux, ils échappent à la gentrification. La gentifrication est en réalité un processus. C’est la sociologue Ruth Glass qui a forgé ce concept pour désigner une forme d’embourgeoisement qui passe par la transformation, la réhabilitation de quartiers de logements populaires, d’espaces publics, de commerces. Il ne s’agit pas seulement d’une classe bourgeoise qui occuperait les logements d’une classe populaire. En fait, c’est parce que les quartiers populaires n’ont pas fait l’objet d’attention qu’ils se sont dégradés et qu’ils ont pu être acquis par des classes moins populaires qui les ont réhabilités puis, bénéficiant de cette réhabilitation, les ont revendus plus cher et ont empêché de fait les habitants précédents d’y revenir. L’exemple des lofts dans les ateliers d’artisans est assez parlant. La gentrification est d’abord ponctuelle et ne résulte pas d’une volonté concertée d’appropriation de quartiers populaires par une classe plus aisée ; c’est ce qui fait que l’extension de la gentrification n’est pas homogène et qu’elle contourne certains espaces. Enfin c’est parce qu’il s’agit de propriétés privées individuelles que le processus peut prendre sa place, mais il ouvre aussi la porte à l’investissement de promoteurs, ce qui accélère l’embourgeoisement et la périphérisation des habitants1.

  1. [NDLR]. Il y aurait bien d’autres aspects à étudier. Que sont devenues les zones d’habitation paternalistes autour de grandes entreprises avec leurs églises, leurs stades, les types de maisons et d’immeubles selon la place dans l’entreprise (Le Creusot, la TASE à Vaulx-en-Velin, etc.) ? La répartition de l’habitat est liée aux revenus, aux classes, mais aussi à d’autres critères, dits « ethniques » ou religieux. La France est-elle, à cet égard, très différente des états-Unis, d’autres pays européens ? Ces questions seront abordées dans des contributions à venir.

Corinne Luxembourg est professeure en géographie et aménagement à l’université Sorbonne-Paris-Nord.

Entretien réalisé par Pierre Crépel.

Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024