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Transmettre, succéder : le sujet obnubile les possédants qui ont fait leur la formule de Gambetta : « Y penser toujours, n’en parler jamais. »

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Dans les romans d’Agatha Christie, à la toute fin de l’histoire, il y a souvent un moment particulièrement tendu : quand un notaire procède, en présence d’Hercule Poirot, le fameux détective privé belge, à l’ouverture du testament devant les acteurs du drame, une scène qui coïncide souvent avec la révélation de l’identité du coupable ; on pourrait dire que cette séquence est une manière d’allégorie de la transmission capitaliste.
Dans le capitalisme dynastique qui nous environne, la question tourne à l’obsession. Ce que confessait un jour Marie-Odile Amaury (343e fortune de France), patronne du groupe du même nom (L’Équipe, Amaury Sport Organisation (ASO), organisateur du Tour de France) : « Ce qui me motive le plus, c’est de transmettre à mes enfants le groupe construit par mon mari et mon beau-père. » On répète volontiers que Vincent Bolloré aurait adapté, structuré son empire en fonction des attirances de ses descendants. Mais assurer la passation est tout un art qui évoque immanquablement les rites monarchiques. D’ailleurs Jean-Luc Lagardère avait, dit-on, nourri son fils Arnaud de la lecture de Mémoire de Louis XIV pour l’instruction du dauphin, une lecture qui semble avoir peu profité au rejeton, cela dit.

Quatre grands principes semblent s’imposer
Premier principe : le dauphin est en règle générale l’aîné, une règle qui s’accompagne d’exceptions. Martin Bouygues fut un deuxième choix, et de ce fait surnommé par quelque malicieux le « benjamin surprise ».
Second principe : dans ces milieux de la fortune, on entretient le mythe que l’héritier se serait fait seul ; il aurait déployé ses multiples talents en s’essayant à toutes les fonctions de la société et il aurait gravi (péniblement, sans doute pas, mais symboliquement, c’est sûr) toutes les marches vers le pouvoir. À entendre l’argumentaire patronal, voir un héritier hériter serait presque une surprise. Martin Bouygues cite volontiers les mots du fondateur, Francis Bouygues, mots devenus un mantra dans cette société : « Mon père avait la conviction que les hommes et les femmes doivent bénéficier des mêmes chances et évoluer grâce à leurs compétences et leurs volontés. » Oui mais, comme le fait observer la journaliste Anne-Sophie Mercier : « En attendant ce moment, tout en restant président, il vient de passer la main et de faire de son fils Edward son dauphin. Chez Bouygues, on est tous égaux sur la ligne de départ mais, à la fin, c’est toujours un Bouygues qui gagne. »

« Peu avant la Révolution, Beaumarchais dénonçait dans Le Mariage de Figaro les privilèges liés à l’héritage et son rôle dans la reproduction d’une société de classes. On n’est certes plus en 1778, quoique… »

Troisième principe : la formation du dauphin est l’objet d’attentions particulières. Sorti des meilleures écoles, l’héritier est tout un temps cornaqué, il a droit à un tuteur, un précepteur, une sorte de mentor ou de régent, c’est le mot qui convient le mieux (un dey chez les Ottomans). Ainsi Edward Bouygues, 37 ans, est chapeauté par Olivier Roussat, directeur général du groupe, ancien P-DG de Bouygues Telecom. Chez Kering, François-Henri Pinault est formaté par Serge Weinberg, ex-chef de cabinet de Laurent Fabius, proche de Macron et responsable de Sanofi. Alexandre Mérieux a été sous la tutelle de Jean-Luc Belingard, un des pontes du Big Pharma à la française.
Quatrième principe : le soutien de la cour. Le grand patron est très attentif à la cohésion du clan. L’intégration du clan (et dans le clan) se manifeste par des réunions régulières de famille. La transmission par héritage de pouvoirs, de fortunes, de patrimoines est un rituel essentiel dans ces familles. Le dominant accorde un intérêt particulier à ces passages de témoin et à la manière de pérenniser ses pouvoirs. Il sait d’expérience qu’un hiatus dans le clan peut faire exploser en vol la saga. Car si les membres du groupe dirigeant ont les mêmes intérêts de classe, ils ne sont jamais à l’abri de conflits d’ego. On se rappelle l’histoire récente du groupe Lacoste où la famille s’est divisée et, finalement, la société fut vendue à un groupe suisse. Éviter les conflits, arrondir les angles : il existe des sociétés ad hoc pour cela, Associés en gouvernance, par exemple. Elles sont chargées de colmater les brèches éventuelles ; ce travail consistant à ressouder la tribu peut aller jusqu’à des thérapies de groupe. Chez Dassault où quatorze petits-enfants se partagent 88 % des actions, Serge, le patriarche, avait prévu un comité des sages pour parer à d’éventuels conflits internes, avec des personnalités comme Denis Kessler (de la Scor), Jean-Martin Folz (ex-PSA) ou le notaire Bernard Monassier.
« Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. » Peu avant la Révolution, Beaumarchais dénonçait dans Le Mariage de Figaro les privilèges liés à l’héritage et son rôle dans la reproduction d’une société de classes. On n’est certes plus en 1778, quoique…

Gérard Streiff est historien. Il est corédacteur en chef de Cause commune.

Cause commune • mars/avril 2022