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Alors que le 16 mai de cette année marque le soixante-quinzième anniversaire de la loi instituant des comités d’entreprise, les ordonnances promulguées par Emmanuel Macron modifient la logique qui prédominait à l’époque.

Les premières expériences : Vichy et la Libération
La création des comités d’entreprise en 1945 et 1946 s’est fait à la suite de plusieurs expériences d’autres instances représentatives appelées comités. Toutes ces formes répondaient à des besoins d’organisation des relations professionnelles et à des rapports de force qui ont beaucoup évolué en cette décennie 1940. Sous le régime de Vichy, la charte du travail a instauré le comité social d’entreprise. Ce comité s’inscrit dans une démarche de restauration du corporatisme ; il devait associer les patrons et les ouvriers dans la définition d’un intérêt commun. Cette instance était tournée vers la collaboration de classes. La principale activité de ces comités était en fait d’apporter du secours aux employés, notamment par l’aide alimentaire, ce qui leur valut le sobriquet de « comités patates ».
À l’approche de la Libération, d’autres comités vont naître pour répondre aux exigences posées par la fuite de certains patrons ou l’épuration et par la reconstruction du pays. Entre les patrons coupables de collaboration et les entreprises dirigées par l’occupant, un certain nombre d’entre elles se retrouvent dépourvues de direction. Des comités de gestion, prenant parfois l’appellation de soviet, sont alors composés pour relancer la production et verser les salaires. Ces entreprises connaîtront par ailleurs de très bons résultats. En parallèle sont créés des comités mixtes de production par le décret du 22 mai 1944, signé de Fernand Grenier, communiste, commissaire à l’Air du comité français de Libération nationale. L’objectif est alors d’associer les ouvriers à l’amélioration du rendement nécessaire à la bataille de la production dans le cadre de la Libération puis de la reconstruction.

Les comités d’entreprise : fruit d’un compromis
Les comités d’entreprise sont créés dans une France en ébullition, ravagée par la guerre et la privation. La priorité pour le Parti communiste est de « préparer les conditions de la renaissance française ». Bénéficiant d’un rapport de force favorable, le PCF adopte une stratégie d’union qui conduit à l’élaboration, non sans contradictions, du compromis qui aboutit aux comités d’entreprise.
Les premiers comités d’entreprise sont instaurés par ordonnance le 22 février 1945. Cette première mouture, fortement inspirée par les gaullistes et empreinte d’une doctrine solidariste, vise à associer capital et travail. Elle n’entend pas « porter atteinte à l’autorité du chef d’entreprise », selon les mots d’Alexandre Parodi, ministre du Travail du premier gouvernement de Gaulle. C’est alors un comité qui a des missions en matière d’œuvres sociales, comme les anciens comités sociaux d’entreprise, et en matière de propositions pour améliorer la production, comme les comités mixtes de production. Il ne peut cependant pas s’exprimer sur les salaires, l’ordonnance de 1945 l’interdisant expressément.

« Les élus sont de plus en plus coupés de leur poste de travail, donc des salariés qu’ils représentent et de l’exercice du travail sur lequel on leur demande d’apporter leur expertise. »

Mais les élections constituantes de 1945 qui placent le Parti communiste français en tête avec 27,13 % des voix conduisent à l’intégration de communistes au gouvernement. Parmi eux, Ambroise Croizat au ministère du Travail. S’il n’en sort pas une généralisation des comités de gestion comme certains le souhaitaient, et du fait d’une volonté de préserver l’union des forces démocratiques, la loi du 16 mai 1946 renverse la logique de l’ordonnance. Le seuil de mise en place et la durée du mandat sont réduits, un élu peut être révoqué sur proposition de son syndicat, les heures de délégation et le nombre d’élus augmentent. Mais, surtout, le nouveau texte permet au comité de s’exprimer sur les salaires, ce qui était explicitement interdit par l’ordonnance, il rend un avis sur les prix pratiqués et il doit être consulté avant les actionnaires sur le bilan annuel et les projections. C’est aussi de ce texte que naît le droit du comité à s’exprimer sur la marche générale de l’entreprise, droit qui demeure aujourd’hui.
D’outil d’association du travail au capital, il devient un outil de contrôle de la gestion. Il ne cogère pas, la cogestion étant la forme la plus poussée de collaboration de classes, et ne gère pas à la place du capital comme le comité de gestion, mais il contrôle cette gestion et dispose d’un droit d’expression sur cette dernière. Les représentants ou mandataires des détenteurs du capital sont désormais tenus de rendre des comptes sur la gestion de l’entreprise devant la représentation du personnel.

Le comité social et économique, nouvelle instance et nouvelle logique
Depuis le 1er janvier 2020, le comité d’entreprise (CE) n’existe plus. Avec lui, les délégués du personnel (DP) et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ont disparu au profit du comité social et économique, le CSE. Contrairement à ce que le terme généralement employé de fusion laisse penser, il ne s’agit pas d’une addition des trois anciennes institutions représentatives du personnel. C’est une instance unique qui a les moyens et le nombre d’élus d’une seule instance pour exercer les missions des trois anciennes.
Si le contrôle de la gestion demeure, les moyens pour le réaliser sont désormais partagés avec les missions des anciens délégués du personnel et celles des CHSCT. Autrement dit, le CSE fait le travail des CE, DP et CHSCT avec les moyens du seul CE. Un accord collectif peut même diminuer le nombre d’élus – à condition d’augmenter le nombre d’heu­res de délégation – ou diminuer le nombre d’heures de délégation – à condition d’augmenter le nombre d’élus.
Le risque de cette nouvelle instance, c’est la professionnalisation des élus par la concentration des heures de délégation sur un nombre restreint de membres du CSE pour réaliser toutes ces missions. Les élus sont de plus en plus coupés de leur poste de travail, donc des salariés qu’ils représentent et de l’exercice du travail sur lequel on leur demande d’apporter leur expertise. Cet éloignement est d’autant plus fort que l’ordonnance du CSE change également les cadres d’implantation de la représentation élue du personnel. En supprimant les DP et les CHSCT, elle supprime l’instance au plus près du collectif de travail. L’ordonnance permet même à l’employeur de décider quasiment seul du périmètre d’implantation des comités. Il a une obligation d’engager une négociation mais, s’il n’y a pas d’accord, l’employeur détermine seul le nombre de comités dans l’entreprise et le périmètre d’implantation dans les établissements.

« La loi de 1946, permet d’affirmer que les représentants des salariés peuvent contrôler la gestion de l’entreprise, et au-delà, gérer eux-mêmes l’entreprise. »

Cette professionnalisation passe également par les « débouchés » offerts aux élus. Au motif de la valorisation de l’engagement, le mandat peut très bien être une étape dans sa carrière. L’élu n’est alors plus un représentant, il ne porte plus la voix de ses collègues, il acquiert des compétences pour évoluer professionnellement. Toutes les certifications proposées à l’issue du mandat correspondent à des postes d’encadrement et de direction. Couplé à la limitation du nombre de mandats successifs, le CSE propose aux représentants des salariés d’aujourd’hui d’être demain les représentants de la direction.
La professionnalisation passe également par l’évolution des mandats. Les membres de la délégation du personnel au CSE sont appelés à se former et à devenir des experts. On voit se développer différents mandats de « référent ». On sort encore de la logique de représentation des intérêts professionnels pour extraire parmi le personnel des experts d’un sujet en valorisant leur connaissance du travail dans l’entreprise.
Pour couronner ce changement de logique, les formations communes se mettent en place. La logique de ces formations est de permettre aux représentants du personnel d’acquérir la même culture, le même langage, pour aider les partenaires sociaux à mieux se comprendre et à avoir un dialogue social de qualité. On voit notamment se développer des formations communes sur des thématiques avant une négociation ou une consultation importante.
À travers les dernières réformes, c’est donc une conception radicalement différente du mandat que celle qui était envisagée il y a soixante-quinze ans. Preuve en est la mise en avant récurrente du système allemand de cogestion. Ses promoteurs oublient peut-être car ils l’ignorent que l’employeur ne préside pas le Betriebsrat et que les représentants du personnel peuvent bloquer un licenciement. Mais il est toujours hasardeux de comparer deux pays de culture et de législation différentes. En Allemagne, la répartition des rôles entre syndicats et instances élues, ainsi que leur organisation et leurs missions n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui s’est construit en France.

Le comité social et économique : étape vers une fusion ?
Les ordonnances Macron de 2017 ont marqué la fin des anciennes instances, mais elles ont également permis de fusionner le C SE avec les délégués syndicaux pour former, vieille revendication du CNPF (ancien nom du MEDEF), un conseil d’entreprise. Les syndicats demeurent, mais ils sont privés de leur principale attribution : la négociation.
Cette instance, relativement rare car elle suppose de trouver des délégués syndicaux qui acceptent par accord collectif de perdre leur principale mission, peut marquer une étape vers une nouvelle suppression d’institutions représentatives du personnel au profit d’une institution de collaboration de classe. Même si l’expérience a donné peu de résultats pour le moment, la mise à mort des comités d’entreprise, pas plus que leur création comme on a pu le voir, ne s’est faite en une ordonnance.

« Le risque de la nouvelle instance CSE, c’est la professionnalisation des élus par la concentration des heures de délégation sur un nombre restreint de membres pour réaliser toutes ces missions. »

La possibilité de fusionner des instances, dont le comité d’entreprise, était possible depuis 1993 avec la création de la délégation unique du personnel, la DUP (sic). Elle permettait alors de fusionner le comité d’entreprise et les délégués du personnel dans les entreprises de moins de deux cents salariés par décision unilatérale de l’employeur. En 2015, cette possibilité s’est élargie et la DUP pouvait être mise en place par accord collectif dans les entreprises d’au moins trois cents salariés. Elle pouvait en outre fusionner le CHSCT, ce qui n’était pas possible avant.
En 2017, la DUP est passée du statut d’exception à celui de règle sous le nom de CSE. Ce dernier pouvant former, également depuis 2017, le conseil d’entreprise en fusionnant avec les délégués syndicaux. Cette marche vers la fusion et le retour à une instance de cogestion faisant d’une élite ouvrière les collaborateurs impuissants des décisions patronales n’est peut-être pas arrivée à son terme.

Donner le contrôle aux salariés sur la gestion de l’entreprise
La casse du code du travail et le retour à la vieille idée néocorporatiste d’association du capital et du travail au sein d’un conseil ou comité chargé d’avaliser les décisions patronales n’ont rien d’encourageant. Pourtant, la loi conserve l’empreinte des communistes qui ont fait inscrire en 1946 ce droit à l’expression des représentants du personnel sur la marche générale de l’entreprise.
Le Parti communiste porte des propositions pour faire progresser les droits collectifs des salariés dans l’entreprise. La mission économique du CSE et les larges possibilités inexploitées par le « tout négociable » de la mise en place du CSE peuvent servir d’appui pour conquérir ces nouveaux droits avec les salariés.
Les représentants du personnel doivent pouvoir bénéficier d’un droit de veto suspensif sur les licenciements ainsi que sur les délocalisations et les fermetures d’entreprise. L’employeur doit être obligé d’examiner les propositions faites par les élus. Aujourd’hui, il est censé répondre de manière motivée aux avis du CSE, mais force est de constater que cette obligation doit être renforcée tant elle est ineffective.
Revenir sur les expériences historiques et en particulier sur la loi de 1946 n’est pas seulement une question anecdotique et ne répond pas à une espèce de nostalgie. Elle permet d’affirmer que les représentants des salariés peuvent contrôler la gestion de l’entreprise et, au-delà, la gérer eux-mêmes. Ces expériences nous ont aussi fourni des droits qui ont résisté au dessein destructeur des ordonnances Macron. Tout n’a pas été retiré. Les représentants du personnel, par leurs droits, par leurs prérogatives économiques, peuvent acquérir les savoirs nécessaires à la gestion de l’entreprise et disputer celle-ci au capital. Cela a été fait, cela se fait encore dans les coopératives ouvrières et cela ne demande qu’à s’étendre pour que la démocratie sociale ne soit pas un slogan mais une réalité. Cela implique cependant l’égalité de tous les membres de l’entreprise, donc le dépassement du capitalisme et le renversement du pouvoir du capital sur la production.

Dorian Mellot est doctorant en droit du travail à l’université Lumière Lyon 2.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021