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En vérité, je sais très peu d’elle. J’ignore où elle est née exactement dans le Limousin, et sous quel nom. Je parie que Marie figure au nombre de ses prénoms ; à l’époque (1852), c’est le cas pour presque toutes les filles, et pour bien des garçons. Elle entre dans les ordres à 17 ou 18 ans. Sœur Léonide a choisi ou on a choisi pour elle une congrégation récente, les Sœurs de Marie-Joseph et de la Miséricorde, fondée en 1841 par une certaine Anne-Marie Quinon (mère Saint-Augustin) et dont la base est Le Dorat dans la Haute-Vienne. La vocation de cette congrégation est la garde des détenues. Elle connaîtra une expansion spectaculaire, en France et même à l’étranger, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Puis s’éteindra telle la mèche d’une bougie. En 2014, à la fermeture de la maison mère, les Sœurs de Marie-Joseph n’étaient plus que six, toutes très âgées et certaines impotentes. Elles ne dissimuleront pas avoir le cœur fendu par la situation.

Qui a pris la décision de dissoudre la congrégation et de séparer ces six vieilles femmes nouées les unes aux autres depuis des lustres ? La ville où elles vivent – qui mise pour sa notoriété, plutôt que sur cette communauté désuète, sur un championnat du monde de la tonte des moutons (du 4 au 7 juillet 2019) ? Le Vatican dont, comme toutes les congrégations, elles dépendent directement ? Je n’ai pas creusé la question, seule sœur Léonide m’intéresse et, en 2014, il y a longtemps qu’elle n’est plus de ce monde.

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L’heure de gloire de sœur Léonide est en 1931. Elle est alors âgée de 79 ans, et c’est vers elle qu’on envoie les journalistes parisiens qui ont tous le même papier à faire sur la prison Saint-Lazare, 107, rue du Faubourg-Saint-Denis. La prison va fermer ses portes et ses grilles, et la plus ancienne gardienne en activité en est sœur Léonide.

Il y a des photos. Le voile encadre un visage large, aux grosses joues et au menton massif. Sœur Léonide considère l’objectif sans arrogance ni timidité, tout comme sans coquetterie. Elle n’a pas l’air attristée par le moment, ni non plus réjouie. Elle raconte, puisqu’on le lui demande, et c’est ainsi qu’elle est sans doute, depuis Le Dorat, ou même avant : de bonne volonté.

La prison, jadis maladrerie, a été consacrée à la détention des femmes à partir du règne de Louis-Philippe. Deux sections : les criminelles, poursuivies ou/et condamnées pour avoir tué leurs parents, leur mari ou leurs enfants, ou tous ensemble ; et les prostituées raflées. Parmi celles-ci, certaines sont inscrites, fichées ; on les gardera quarante-cinq jours, ce n’est pas le travail qui manque dans les ateliers, et on tâchera de les relâcher délestées de toute maladie vénérienne. Les autres, désignées comme les insoumises, et qui ne figurent ni sur les registres des maisons closes ni sur celui des filles de rue, resteront là trois mois.

Telle est l’institution dans laquelle s’intègre à l’âge de 19 ans, et venant du Limousin, sœur Léonide. Que lui en a-t-on dit à son départ du Dorat ? Peu importe. La réalité, de toute façon, est, en mars 1871, quand elle descend du train sur un quai de la gare d’Austerlitz, bien plus vaste, bien plus lourde, bien plus noire. Le Dorat, rappelons, au sortir du Second Empire, c’est à peine trois milliers d’habitants (moitié moins aujourd’hui), Paris plus d’un million et demi – dont, d’ailleurs, de très nombreux Limousins appelés pour bâtir la ville d’Haussmann, au point que Limousin et maçon étaient pour ainsi dire, à l’époque, synonymes, interchangeables comme, à la même époque, auvergnat et bougnat.

Quand, après avoir remonté des avenues et traversé des places en demandant son chemin et en tirant sa malle, elle parvient enfin à la porte de la prison, sœur Léonide a eu le temps de se forger son opinion : ville du diable, des tentations tous les trois mètres, aucune tendresse pour les religieuses. La supérieure la confie aussitôt à sœur Mélisende, qui est de même accent et de même origine ou à peu près, Corrézienne.

Sœur Mélisende a dix ans de plus que sœur Léonide. On la croirait sur des braises sans cesse. Il faudrait que l’autre ait fait ce qu’elle lui demande avant même qu’elle le lui ait formulé. Elle explique le rythme des jours, les offices, les prostituées, les ateliers, mais tout cela pas mal chamboulé depuis quelque temps. C’est le siège, pitchoune, et c’est la Commune. Elle baisse la voix pour dire ce mot. Il n’y a plus guère de police pour emmener des filles à Saint-Lazare, plus de médecin qui se dérange pour les soigner, plus trop de prêtres qui se risquent dans les rues pour venir leur dire la messe. Sœur Mélisende raconte cela sans plainte. C’est un fait, comme tous les faits, fait de Dieu. Et Dieu fait fort, par les temps qui courent.

Sœur Mélisende, cellule par cellule, présente à sœur Léonide les détenues de leur quartier. Telle, cuisinière, a empoisonné ses maîtres, telle a découpé son mari, telle a mangé son enfant, telle, ouvrière, a voulu entraîner ses camarades à cesser leur travail, telle et telle n’ont plus leur tête. Les plaindre, prier pour elles ; ne jamais leur tourner le dos. En patois tantôt, tantôt en français, sœur Mélisende parle de toute chose avec énergie. Sœur Léonide est subjuguée, merci, Mon Dieu de lui avoir donné ce guide.

Sœur Mélisende est de petite taille, de menue complexion. Quand elle traverse la cour suivie de l’autre, massive… quand côte à côte elles s’agenouillent dans la chapelle, plument les poulets, mangent au réfectoire… on sourit. L’oisillon mène le bœuf.

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La supérieure a une annonce à faire, toutes les sœurs sont réunies. Voici ce que l’Hôtel de Ville lui a fait savoir. (La supérieure ne dit pas la Commune, ça lui arracherait la langue, et peut-être la gorge.) L’Église et l’État, désormais, sont séparés, c’est comme si le sol s’ouvrait sous leurs pieds. Désormais, plus de budget du culte. Et bientôt, on s’emparera des églises, des chapelles, des couvents, pour en faire Satan sait quoi. Il paraît que les prêtres et les religieuses ont été des agents de l’empire, qu’ils et elles deviendront, si l’on n’a l’œil, des agents de la Prusse. Mes sœurs, prions.

Tous les jours, on en apprend de nouvelles. Il y a des placards sur les murs et les arbres, des sœurs sont désignées pour sortir les lire. Le gouvernement est parti à Versailles former une armée. Des amis de l’Ordre ont défilé, tout n’est pas perdu. Les expulsions de locataires sont interdites et trois termes sont remis. Un soir, dans le noir, d’un châlit à l’autre, sœur Mélisende demande à sœur Léonide si elle viendrait avec elle. Où donc ? À une réunion, hors de la prison. Sœur Léonide n’en croit pas ses oreilles. Tant pis, sœur Mélisende ira seule, et la voilà debout, et la voilà sortie du dortoir qu’à tour de rôle elles ont la charge de surveiller.

Elle revient en pleine nuit. Comment a-t-elle fait pour qu’on lui ouvre la porte de la prison, aller et retour ? demande sœur Léonide, les yeux lui piquent de sommeil et d’angoisse. Sœur Mélisende hausse les épaules, en dix ans de présence elle a eu le temps de se faire un trousseau de clés, tu te feras le tien. Dors, elle prend le relais.

Le lendemain soir, sœur Mélisende redemande à sœur Léonide si elle viendrait avec elle. Faire l’ambulancière. Au nord, au sud, il y a des combats, on les entend d’ici. Hier, lors de cette réunion où elle s’est rendue, de femmes, une compagnie s’est constituée, une société, une brigade, une union, peu importe le mot, pour les soins aux blessés. Sœur Mélisende s’est portée volontaire, Dieu ne voudrait pas qu’elle déserte une si noble mission.

– Mais la supérieure ?

– N’est, comme nous, qu’une servante de Dieu.

Sœur Léonide parle de dehors avec exaltation. On croirait la création du monde, pitchoune. Ou le Jugement dernier. Ou la tour de Babel. Tous et toutes parlent. Tous et toutes pensent. Ses mains sont brûlantes sur celles de sœur Léonide, qui tremblent. La Limousine a toujours obéi. Mais là, à qui ?

Le temps, les yeux clos, les doigts joints, qu’elle demande quoi faire à la Vierge Marie, sœur Mélisende est partie.

 

***

La supérieure est colère, c’est peu dire, quand à l’aube elle apprend ce départ. Alors qu’on arrête des prêtres, des religieuses. Alors que Monseigneur Darboy lui-même est un otage du ramassis d’athées à l’Hôtel de Ville, qui prétendent inventer le monde. Sitôt tout revenu dans l’ordre, elle prononcera l’exclusion, demandera l’excommunication de sœur Mélisende.

Sœur Léonide accomplit ses tâches comme devant, ponctuellement, rigoureusement. Mais il faut convenir qu’elle a la tête ailleurs : dehors. Dans le vacarme qui se rapproche, elle essaie d’imaginer sœur Mélisende. Mi-mai, c’est à elle de sortir pour aller lire les placards. Il paraît que les salaires des instituteurs sont doublés, et que les institutrices seront payées pareil. Cela n’a jamais été, qu’une femme vaille un homme, c’est donc que Dieu ne le voulait pas ; conclusion : une telle idée ne peut venir que du diable. Sœur Léonide aimerait en parler avec sœur Mélisende, et de tant de choses. Comment se fait-il, par exemple, que tant de ces meurtrières et de ces prostituées nous ressemblent à ce point ?

Les prières de la supérieure n’ont pas été vaines : l’armée de l’ordre l’emporte haut la main, rue par rue, et les forces du Malin expient à même les caniveaux. Certains de ces forcenés cognent à la porte de la prison Saint-Lazare, supplient pour un refuge. Il n’en est pas question, intime-t-elle aux sœurs qui montent la garde. Sœur Léonide est de celles-là le dimanche 28. En début d’après-midi, depuis le guichet elle aperçoit qui accourt, hirsute, exsangue, sœur Mélisende. C’est elle ! Elle n’a plus sa tenue de religieuse, elle a les cheveux ras, elle n’a plus de voix, elle n’est en somme qu’un résumé d’elle-même. Mais c’est elle ! Sœur Léonide lui ouvre promptement et referme aussitôt. L’autre tombe dans les pommes, sœur Léonide la porte dans ses bras jusqu’au réfectoire, la couche tendrement sur une table.

La nouvelle s’est répandue. La supérieure décide de reconnaître dans cette loque la déserteuse, l’apostate. Et donne l’ordre qu’on l’enferme avec ses semblables, les catins, demain on la livrera à l’autorité revenue. Sœur Léonide cherche les mots, ne les trouve pas, elle n’a pas vingt ans alors. Elle passe la nuit à prier, à pleurer, Notre Père qui êtes aux cieux. Partout dans Saint-Lazare, depuis une semaine, dès le soir, ce sont des hurlements à faire crouler les murs, les détenues, on ne sait comment ni pourquoi, se mettent au diapason du dehors. Cette nuit, pire encore.

Au matin, quand elles pénètrent dans le dortoir numéro 3, les sœurs de service remarquent sur le crucifix au fond de la salle, un corps nu, cloué sur le Christ en plâtre. Les filles, qu’avez-vous fait ? Ces folles gloussent, elles ont envoyé la sœur au ciel dans les bras de son Seigneur.

 

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En 1931, dans Saint-Lazare à la veille d’être fermée, les journalistes demandent à sœur Léonide, soixante ans qu’elle est là, quelle fut la plus belle des journées qu’elle vécut entre ces murs. Elle n’hésite pas : le jour de l’armistice de 1918. Dans les ateliers, les filles chantaient. La Marseillaise, La Madelon, et même, sourit avec indulgence sœur Léonide entre ses grosses joues, L’Internationale.

Personne ne songe à lui demander quelle fut de ses journées la plus sombre.

 

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021