Après Marx, Engels et Lénine, d’autres sociologues ont prolongé, approfondi ou contesté la place des classes sociales et de leurs luttes dans l’histoire. Un bilan, évoquant en particulier Max Weber, Pierre Bourdieu ou Erik Olin Wright, nous a semblé utile.
de Constantin Lopez et Igor Martinache
Comme cela est expliqué dans une autre contribution, le concept de classes sociales était déjà d’usage courant à l’époque de Marx et d’Engels, il était mobilisé par les économistes dits « classiques », comme David Ricardo, qui pointent l’existence dans la société de groupes que divisent leurs intérêts divergents en fonction de leur position dans les rapports de production : propriétaires terriens, capitalistes et travailleurs. Ce qui intéresse Marx à ce moment-là, c’est de mettre la réflexion théorique au service d’une cause révolutionnaire : renverser un ordre social injuste fonctionnant au bénéfice d’une minorité, pour construire une société favorisant l’émancipation du plus grand nombre. Pour cela, l’étude des classes sociales pouvait permettre d’identifier le ou les groupes ayant intérêt à la révolution (le « sujet révolutionnaire »), pour hâter l’avènement d’une société supérieure. Marx creuse ainsi le concept en en soulignant non seulement la dimension collective, mais surtout relationnelle : les classes ne se définissent que les unes par rapport aux autres. Alors que le Marx théoricien du Capital considère que les rapports de production dans le capitalisme se ramènent in fine à la confrontation entre les détenteurs des moyens de production et ceux qui n’ont que leur force de travail à échanger, le Marx observateur se montre attentif aux tensions à un moment donné entre de multiples fractions de classe et à leurs effets socio-politiques comme il le relate dans Les Luttes de classes en France (1850) ou Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (1852). Marx apporte également la fameuse opposition entre « classe en soi », définie objectivement par la position de ses membres dans les rapports de production, et « classe pour soi », qui implique d’être conscient de celle-ci et des intérêts partagés.
« Tout marxistes qu’ils soient, les sociologues se bornent néanmoins à établir des constats, et la question qui se pose ensuite pour l’action politique est de faire le tri entre les concepts et données qu’ils proposent, puis d’en déduire les stratégies à mener à cet effet. »
Cette conscience est loin d’être automatique. Pour Marx, c’est à travers les luttes de classe que les prolétaires, divisés par la concurrence sur le marché du travail, prennent conscience de leurs intérêts communs. Néanmoins, le fait de partager des positions similaires dans les rapports de production ne garantit pas le passage à la classe consciente d’elle-même et mobilisée : c’est le cas de la petite paysannerie parcellaire française durant la période de la IIe République, incapable de se représenter elle-même, et que Marx compare à un « sac de pommes de terre ». Dans La Formation de la classe ouvrière anglaise (1963), l’historien Edward Palmer Thompson a aussi montré, en s’appuyant sur le cas britannique, que la mobilisation des classes laborieuses ne découlait pas mécaniquement de leur position dans les rapports de production, ni même de la dégradation de leurs conditions matérielles d’existence, mais avait nécessité un long travail d’édification au XIXe siècle, passant notamment par la mise en place d’organisations de solidarité, et aussi par la promotion d’un certain nombre de référents culturels communs.
Marx et Weber : une fausse opposition
Soulignant également cette indépendance relative des dimensions matérielles et symboliques, Max Weber, autre figure tutélaire de la sociologie, vient pour sa part complexifier quelque peu le schéma marxiste en insistant sur l’importance de l’ordre symbolique et de l’ordre politique à côté de la dimension économique. Il définit ainsi les classes sociales par le fait que leurs membres disposent de « chances de vie » (Lebenschancen) similaires, c’est-à-dire des mêmes opportunités de réaliser certains résultats jugés désirables durant leur existence en raison des ressources matérielles dont ils disposent. Une approche reprise et approfondie par la suite par de nombreux auteurs, comme Ralf Dahrendorf ou Amartya Sen qui ajoutent d’autres ressources, en particulier éducatives. Weber propose par ailleurs de distinguer les « classes de possession » et les « classes de production ». Les premières se caractérisent par leurs possibilités de disposer ou non d’un « surplus inemployé », c’est-à-dire de percevoir des revenus excédant leurs dépenses, tandis que les secondes se définissent par leur capacité plus ou moins grande de contrôler la direction des moyens de production en faveur de leur classe. Dans chaque cas, le sociologue distingue des classes privilégiées, d’autres qui ne le sont pas, et entre les deux des classes « moyennes ». Si, à première vue, ce schéma semble proche de celui de Marx, dont Weber connaissait évidemment les travaux, il s’en distingue cependant d’une part en ce qu’il accorde son attention au contrôle plutôt qu’à la détention des moyens de production, dissociation que l’on retrouve de nos jours par exemple, au sein des très grandes entreprises, dans l’autonomie relative dont jouissent les cadres dirigeants à l’égard d’actionnaires plus ou moins fragmentés. D’autre part, Weber différencie également ce critère de la perception de revenus élevés, éclairant par exemple la situation de certains travailleurs traders, stars du sport ou du show business qui peuvent percevoir des rémunérations très avantageuses sans avoir réellement leur mot à dire sur l’appareil de production.
En croisant ces deux types, Weber distingue finalement quatre classes sociales : la classe ouvrière, les possédants, et entre les deux la petite bourgeoisie et les intellectuels et techniciens sans biens. Loin d’être aussi opposée à celle de Marx que ne le dit une vulgate répandue, l’approche de Weber présente au contraire de nombreuses similitudes avec elle.
« L’ethnicisation de la question sociale à l’œuvre en France tend à opposer les intérêts des immigrés et de leurs descendants à ceux des classes populaires “blanches” et contribue à occulter la recomposition des rapports de classe à l’échelle internationale. »
Weber s’intéresse également aux conditions d’une « action de classe » et en pointe trois principales : un grand nombre d’individus partageant la même condition, la possibilité pour ces derniers de se réunir et de communiquer et enfin la désignation d’un adversaire « direct ». Or, si la première condition reste de mise pour les classes laborieuses, ouvriers et employés, qui réunissent encore en France près de la moitié de la population active, la fragmentation des collectifs de travail, via la précarisation, la mise en concurrence des collègues ou la sous-traitance, et le fait que les exploiteurs prennent désormais davantage la figure de décideurs ou actionnaires distants et pratiquement abstraits contribuent effectivement à expliquer les difficultés de cette dernière à se mobiliser de nos jours. Pour Weber, la stratification sociale ne se joue cependant pas seulement sur le plan économique, mais également dans l’ordre politique et dans l’ordre symbolique. Dans le premier, l’appartenance à un parti détermine ainsi le pouvoir que l’on peut collectivement exercer sur le fonctionnement de la société, tandis que, dans le second, se définissent des « groupes de statut » (ständische Lage) réunissant des individus jouissant d’un même degré de considération sociale, positive ou négative, du fait de leur naissance, de leur type d’instruction, de leur profession et du mode de vie censé les accompagner. Pour Weber, le prestige n’est ainsi pas corrélé strictement au revenu ou au patrimoine, ce qui occasionne notamment des luttes spécifiques de reconnaissance, entre les membres de différents groupes professionnels, pour faire valoir leur propre prestige relativement à celui des autres. C’est ainsi que l’on peut analyser par exemple le mépris exercé par certaines franges diplômées à l’égard des professionnels qui le sont moins, et réciproquement le ressentiment de ces derniers à l’égard desdites « élites ».
L’importance des logiques de distinction
On retrouve cette idée dans la conception des hiérarchies sociales proposée par Pierre Bourdieu, en particulier dans son ouvrage le plus célèbre, La Distinction (Les Éditions de Minuit, 1979). Proposant une théorie originale inspirée de Marx, de Weber mais aussi de Durkheim, le sociologue met en évidence que le capital économique ne suffit pas à classer les membres de la société. D’autres ressources jouent également un rôle crucial, à commencer par le capital culturel, constitué non seulement par le niveau de diplôme, mais aussi de connaissances et manières d’être incorporées qui marquent une proximité aux contenus valorisés dans la société à un moment donné. Bourdieu propose une schématisation ternaire de la structure sociale en fonction de ces deux types de capitaux, entre classes populaires, moyennes et supérieures, tout en pointant des divergences au sein de chacune en fonction de la composition du capital global détenu. Les membres des classes supérieures cherchent ainsi à afficher leur supériorité et à légitimer leurs privilèges, en faisant valoir leurs goûts distingués, tandis que les membres des classes moyennes cherchent à leur ressembler en faisant preuve de « bonne volonté culturelle », ratifiant ainsi l’ordre culturel établi, et que les classes populaires valorisent leur « choix du nécessaire ». L’appartenance de classe chez Bourdieu se traduit par un ensemble de dispositions à agir, sentir et penser d’une certaine manière, un « habitus de classe », qui s’incorpore dès la plus tendre enfance et contribue à perpétuer l’ordre social. Mais Bourdieu pointe aussi que ce principe de distinction, suivant lequel « le goût, c’est le dégoût du goût des autres », traverse également les différentes classes, selon que leurs membres détiennent davantage de capital culturel ou au contraire de capital économique. Chez Bourdieu, l’intérêt marxiste pour les luttes de classe cède la place à l’étude des luttes de classement entre individus rivalisant, entre les différentes classes mais aussi au sein d’une même classe, pour l’obtention d’un prestige social et symbolique. Des débats récurrents se jouent entre sociologues depuis la parution du livre de Bourdieu concernant la cohérence des habitus de classe ou la validité de cette théorie pour des sociétés étrangères ou pour la société française contemporaine. Globalement les travaux qui ont cherché à la mettre à l’épreuve montrent que la logique de la distinction, et donc la dimension symbolique, joue bien un rôle majeur dans la stratification des sociétés, même si le contenu de la culture légitime ne cesse d’évoluer.
« Pour Marx, c’est à travers les luttes de classe que les prolétaires, divisés par la concurrence sur le marché du travail, prennent conscience de leurs intérêts communs. »
La fin des (luttes de) classes ?
Pour autant, certains n’hésitent pas à affirmer la fin des classes sociales. Dès 1959, alors que les « Trente Glorieuses » battent leur plein, le sociologue états-unien Robert Nisbet affirme que la tertiarisation de l’appareil productif, l’élévation du niveau de vie et l’homogénéisation des modes de consommation auraient rendu le concept obsolète, comme l’illustre l’affaiblissement de cette variable dans la détermination des comportements électoraux. D’autres auteurs abondent dans son sens en pointant des facteurs, tels que la massification scolaire, le déclin des organisations ouvrières ou encore l’accroissement de la mobilité sociale. En 1988, Henri Mendras publie un ouvrage intitulé La Seconde Révolution française (Gallimard) dans lequel il annonce l’avènement d’une vaste « constellation moyenne » regroupant une part toujours plus majoritaire de la population. La délimitation desdites classes moyennes pose des questions épineuses et sans doute insolubles aux sociologues, variant en fonction des critères retenus (profession, revenu, patrimoine, statut d’emploi, etc.). S’ajoutent à cela des sociologues, certes minoritaires, voire marginaux dans le monde académique, mais néanmoins parfois fortement médiatisés, qui affirment que les classes sociales auraient disparu avec la modernité et l’entrée dans une société « post-moderne » (ou « liquide »). Dans cette « seconde modernité », (ou « modernité tardive ») où les cadres traditionnels auraient volé en éclats, n’existeraient plus que des individus en compétition pour la conquête de différents biens (emploi, conjoint, reconnaissance, etc.) et pris dans un changement permanent.
Cette thèse de la moyennisation est âprement discutée et réfutée, mais reste cependant importante dans le débat public, et aboutit à un paradoxe pointé par certains comme Louis Chauvel : alors que les inégalités de classe ne cessent de se creuser objectivement, tant sur le plan matériel que culturel, quel que soit l’indicateur que l’on mobilise (rémunérations, statut d’emploi, résidence, modes de consommation, fréquentation des institutions culturelles légitimes, etc.), la conscience de classe continue, elle, de s’affaiblir, la majorité de la population s’identifiant à la classe moyenne, qu’il s’agisse de ménages d’ouvriers en milieu rural subsistant avec trois enfants et un SMIC, ou de cadres supérieurs sans enfants résidant au centre d’une métropole avec un revenu avoisinant les 8 000 euros… Plus finement, Olivier Schwartz insiste sur l’essor d’une « tripartition de la conscience sociale » marquée par le sentiment croissant de « payer pour les autres », autrement dit « d’être lésés à la fois par des décisions qui viennent du haut mais aussi par des comportements qui viennent de ceux du bas, d’être lésés à la fois par les plus puissants et par les plus pauvres », accusés de « profiter du système ». Ce dernier aspect peut être relié à l’ethnicisation de la question sociale à l’œuvre en France, qui tend à opposer les intérêts des immigrés et de leurs descendants à ceux des classes populaires « blanches » et contribue à occulter la recomposition des rapports de classe à l’échelle internationale, avec la croissance de nouvelles inégalités au profit du capital et de ses détenteurs, qui peuvent tirer avantage d’une mobilité sans obstacle, à l’inverse des travailleurs peu qualifiés.
Classes sociales et mondialisation
Depuis les années 1980, le capitalisme est entré dans une nouvelle phase historique : celle de la globalisation. Tandis que les entraves à la circulation du capital étaient peu à peu levées, on a assisté au développement de firmes transnationales décomposant les étapes de la production sur plusieurs pays, voire plusieurs continents. On a aussi assisté à un développement sans précédent de la salarisation dans les pays du Sud, et à l’essor d’un certain nombre de pays dits « émergents », dont le développement a été en partie tiré par leur insertion dans ces processus productifs globalisés. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur ce que cette nouvelle mondialisation fait aux classes sociales : assisterait-on à la naissance d’un prolétariat et d’une bourgeoisie mondiales ? Pour Anne-Catherine Wagner, (Les Classes sociales dans la mondialisation, la Découverte, 2007), la mondialisation se serait accompagnée, en ce qui concerne la bourgeoisie, de nouvelles opportunités de profits et de ressources additionnelles liées à la consolidation de réseaux de pouvoir transnationaux superposés aux anciens réseaux nationaux. Elle aurait en outre fragilisé la position des travailleurs les moins qualifiés dans les pays développés. Un constat similaire est dressé par l’économiste Branko Milanovic (2013) en ce qui concerne l’évolution des revenus dans le monde. Schématiquement, son désormais célèbre « graphique de l’éléphant » montre que la globalisation a favorisé une forte augmentation des plus hauts revenus mondiaux et de ceux situés autour de la médiane (correspondant aux travailleurs des pays émergents), tandis que ceux des travailleurs des pays les moins développés et des travailleurs des pays développés auraient stagné.
« Max Weber s’intéresse également aux conditions d’une “action de classe” et en pointe trois principales : un grand nombre d’individus partageant la même condition, la possibilité pour ces derniers de se réunir et de communiquer et enfin la désignation d’un adversaire “direct”. »
La mondialisation de la production entraînant nécessairement celle des rapports de production, il apparaît nécessaire de ne pas limiter l’étude des classes à la sphère nationale. Dans une étude pionnière portant sur les classes sociales en Europe, Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire Les Classes sociales en Europe, (Agone, 2017) proposent une représentation de l’espace social européen distinguant classes populaires, moyennes et supérieures, inspirée de Bourdieu. Ils ne s’arrêtent pas à ce constat, et pointent l’hétérogénéité sociale du continent européen. Ils montrent ainsi la difficulté de comparer les positions sociales dans différents pays. Par exemple, l’aisance financière (mesurée par la capacité à se payer une semaine de vacances en Europe) est plus importante pour les membres des classes populaires de Suède que pour les membres des classes supérieures de Roumanie ou d’Espagne. Ils distinguent également les pays où les classes populaires sont relativement plus nombreuses (Europe du Sud et centrale) par opposition à des « pays de classes moyennes » (France, Allemagne, Danemark, pays scandinaves, Benelux, Grande-Bretagne et Irlande). Ils soulignent aussi le fait que la mise en concurrence des travailleurs européens ne s’est pas accompagnée de mobilisations à la même échelle, favorisant des formes de dumping social et la casse des services publics.
Cette globalisation du capitalisme réactive, en des termes actualisés, un problème redoutable posé en son temps par Lénine : celui de l’impérialisme (cf. John Smith, L’Impérialisme au XXIe siècle, Éditions critiques, 2016). Si les classes populaires des pays développés ont fait les frais de la concurrence mondiale orchestrée par le capital, l’impérialisme a aussi généralisé l’accès à des biens importés à bas coût permettant de compenser l’austérité salariale, et a contribué à déformer les structures productives des pays développés (massivement tertiarisés et concentrant des activités dites « à forte valeur ajoutée »). On peut se demander ici si la progression électorale massive de l’extrême droite dans nombre de pays développés n’a pas partie liée avec cette configuration qui, non seulement, n’a pas tenu ses promesses, mais est également en phase de déstabilisation avancée.
« Alors que les inégalités de classe ne cessent de se creuser objectivement, tant sur le plan matériel que culturel, quel que soit l’indicateur que l’on mobilise, la conscience de classe continue, elle, de s’affaiblir. »
Articuler les différents rapports sociaux
Enfin, un dernier ensemble de discussions non moins âpres tourne autour de l’articulation des rapports de classe avec d’autres formes de rapports sociaux. Si les études féministes ont assez tôt fait valoir, dans une perspective partiellement inspirée de Marx, l’exploitation spécifique des femmes par les hommes, à travers la division sexuée du travail dans la société, qui se traduit non seulement par une distribution genrée des emplois et des postes au détriment des femmes, mais aussi dans l’invisibilisation et la naturalisation du travail reproductif accompli par ces dernières, au point que certaines, comme Nicole-Claude Mathieu, ont proposé de parler de « classes de sexe », la juriste états-unienne Kimberlé Crenshaw introduit en 1989 le concept d’« intersectionnalité » pour souligner le fait que, en se combinant, les différents rapports de domination produisaient des effets spécifiques. Dans son article, cette autrice se concentre sur le cas des Afro-Américaines pour montrer qu’elles subissent un préjudice spécifique où sexisme et racisme ne font pas que s’additionner, tant sur le plan socioéconomique (position sur le marché du travail et exploitation domestique), politique (institutions et lois défavorables) que culturel (dans les représentations dominantes). La dimension de classe y est cependant occultée, et si elle est réintroduite par la suite dans d’autres travaux, comme ceux de bell hooks (nom de plume, en minuscules, de Gloria Jean Watkins), de même que d’autres rapports sociaux, comme le handicap, la nationalité, la résidence ou l’âge, elle reste souvent mal traitée ou a minima diluée. Le concept d’intersectionnalité, dont la portée est avant tout descriptive, consiste à reconnaître l’existence de particularités irréductibles opposant différents sous-groupes dominés et générant des effets propres. Le constat en lui-même n’a rien de neuf : on le retrouve par exemple dans les textes de Marx et d’Engels sur les problèmes des nationalités, ou encore sur les rapports sociaux de sexe. Néanmoins, l’absence d’une théorie intersectionnelle globale (fonctionnant à l’échelle de la société) empêche de donner aux luttes éparses une perspective commune. Cela conduit en outre à des appropriations militantes problématiques, dans la mesure où le sujet révolutionnaire est ici identifié à une multitude de sous-groupes marginalisés, agissant selon des agendas hétérogènes et dont l’unification serait censée avoir lieu spontanément à travers une hypothétique « convergence des luttes ».
Revenir à l’exploitation
Dans un ouvrage récemment traduit à titre posthume en français intitulé Pourquoi la classe compte – publié en 1997 outre-Atlantique (Amsterdam éditions, 2024) –, le sociologue marxiste Erik Olin Wright propose une mise au point rigoureuse au sujet des concepts marxistes et affirme que le concept de classe, reposant sur l’exploitation plutôt que la domination – autrement dit les conflits en termes d’intérêt matériels davantage que sur la question de la reconnaissance –, constitue une « cause sociale omniprésente », à défaut d’être le facteur toujours et partout le plus déterminant. Définis par l’exclusion des travailleurs du contrôle des moyens de production, l’appropriation du fruit de leur travail par les détenteurs de ces derniers et le « bien-être interdépendant inversé » (c’est-à-dire que celui des possédants dépend de la dépossession des exploités), les rapports d’exploitation impliquent, rappelle Wright, un certain consentement de la part de celles et ceux qui les subissent et la tâche première des sociologues consiste à étudier les formes que ceux-ci prennent en fonction des époques et des lieux et de la structure de classe qui en découle. Proposant également une clarification des limites des classes moyennes à partir de trois critères, la propriété des moyens de production, la qualification et l’exercice de l’autorité, Wright dessine une cartographie en douze positions de classe (en fonction du rapport aux moyens de production, de la taille de l’unité productive et du rapport à l’autorité), qui peut donner lieu à différents types de « coalition de classe » en fonction des contextes nationaux. Enfin Wright reconnaît l’autonomie relative du genre vis-à-vis des rapports de classe en constatant que l’inégale répartition du travail domestique au détriment des femmes varie peu en fonction des classes sociales et des sociétés nationales.
« L’appartenance de classe chez Bourdieu se traduit par un ensemble de dispositions à agir, sentir et penser d’une certaine manière, un “habitus de classe”, qui s’incorpore dès la plus tendre enfance et contribue à perpétuer l’ordre social. »
En fin de compte, les analyses de Wright qui mêlent rigueur conceptuelle et empirique – car elles s’appuient sur des données d’enquêtes statistiques fouillées (mais datant cependant des années 1980 et 1990) portant sur plusieurs pays – permettent d’analyser les diverses manières dont s’articulent position, formation, structure et conscience de classe selon différents pays.
Tout marxistes qu’ils soient, les sociologues se bornent néanmoins à établir des constats, et la question qui se pose ensuite pour l’action politique est de faire le tri entre les concepts et les données qu’ils proposent, puis d’en déduire les stratégies à mener à cet effet. Si le constat suivant lequel les classes importent toujours semble largement partagé, reste à bien déterminer d’une part ce qu’elles recouvrent exactement, et ensuite sur quels intérêts partagés construire les nécessaires coalitions sociopolitiques et quel langage leur tenir. En la matière, peut-être vaut-il mieux éviter un jargon par trop sociologique !
Constantin Lopez est agrégé en économie.
Igor Martinache est maître de conférences à l’université Paris-Nanterre.
Ils sont membres du comité de rédaction de Cause commune.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025