Courbet avait du mal à s’y faire. « Monsieur le Président » par ci, « Monsieur le Président » par là. Il se sentait emporté dans un tourbillon et, franchement, il ne savait pas s’il tiendrait le rythme. Il avait peut-être l’air imposant mais le physique était à la peine.
Tout s’était passé si vite.
Le 3 avril, les événements s’étaient précipités avec la contre-offensive menée par les communards, en direction de Versailles, sous la conduite de Flourens. L’opération était risquée ; or elle avait connu un plein succès.
Des deux côtés, les forces étaient équilibrées, la détermination des Parisiens compensait le surarmement des versaillais. Mais il y eut vite ce miracle, plusieurs fois répété, lors de cette marche : les troupes avaient fraternisé. À Rueil-Malmaison, à Châtillon, à Viroflay, le même spectacle s’était reproduit : au lieu de l’affrontement attendu, fédérés et gouvernementaux avaient refusé le combat et étaient tombés dans les bras les uns des autres. Les cris de « Vive la Commune » faisaient écho à ceux de « Vive la République » et les deux forces convergèrent dans un même fleuve humain, énorme.
Le haut état-major de l’armée, pris de panique, Mac Mahon en tête, avait décampé. Thiers s’était enfui de son côté, déguisé en médecin, disait-on.
Ensuite ? Eh bien, des députés républicains de l’Assemblée nationale avaient compris qu’il fallait s’adapter, d’autant qu’on annonçait la formation de communes à Marseille, à Lyon, à Narbonne, à Limoges, aux Antilles… Ils décidèrent de se rendre à Paris, accompagnant, en signe de bonne volonté, une livraison massive de produits alimentaires jusque-là retenus par Versailles.
Cette délégation fut reçue par les émissaires de la Commune. Les deux autorités s’accordèrent vite sur un programme de crise ; un des points de cet accord portait sur la nomination d’un président de la République. L’entente se fit sur le nom de Gustave Courbet.
Ce dernier refusa, bien sûr, répétant qu’il ne saurait pas y faire, qu’il avait trop envie de retourner à son atelier, que ses tableaux lui manquaient mais les élus insistèrent, il céda. Il n’avait pas le choix, dira-t-il, les pressions étaient trop fortes. À présent, il pouvait l’avouer : il n’avait pas résisté trop longtemps.
Il entendait remettre en cause, c’est la première question qu’il aborderait en qualité de président, l’armistice avec les Prussiens. Ces derniers se montraient prudents, ils avaient bien compris que le rapport des forces redevenait incertain ; l’armée plus la Commune, la Commune avec l’armée, renforcée par de nouveaux régiments venus du sud de la Loire, ça changeait un peu la donne. Bismarck devrait renégocier. Courbet penchait pour la signature d’un traité de paix éternelle entre les deux pays, il n’excluait pas quelques concessions de principe mais pas question de céder l’Alsace et la Moselle.
Il comptait aussi proposer la formation d’un nouveau gouvernement. Il ne savait pas trop si cela relevait de ses prérogatives mais, en temps de crise, décision de crise. Il suggérerait un gouvernement d’union : autour des gens de la Commune, il verrait bien des élus de province qui auraient tenu des propos mesurés sur la révolution parisienne. À la tête de l’exécutif, il voulait comme chef de gouvernement Vallès, un rouge qui savait rassembler. Courbet partageait ses priorités sur l’égalité sociale, les assurances contre le chômage, la séparation de l’église et de l’État, l’éducation et notamment celle des filles. En fait il était d’accord sur tout ce que voulait Vallès.
Le nouveau président allait pour sa part insister sur un point : souligner dans la Constitution l’importance de l’internationalisme. Et il entendait revoir la politique menée en Afrique du Nord, en Algérie particulièrement ; là-bas, colons et militaires avaient beaucoup trop de pouvoir dont ils usaient mal ; les tribus se soulevaient, elles avaient sans doute raison ; il fallait vraiment trouver un nouveau mode de vie avec elles.
Un collaborateur le sortit de ses pensées.
« Monsieur le Président, votre rendez-vous est arrivé ».
Il avait oublié, monsieur Karl Marx avait demandé à le rencontrer. C’était non seulement un brillant esprit, mais aussi un parfait connaisseur de la politique française, ses conseils pourraient être utiles...
***
Un petit vent froid vient de se lever, il fait frissonner la surface du lac Léman. La lumière décline, Gustave Courbet ne fera plus rien de bon ce soir, il va falloir ranger son matériel, poser sa palette, sa brosse et rentrer chez lui, dans sa maison de La-Tour-de-Peilz.
Il redresse péniblement sa carcasse, se demande si elle va tenir encore bien longtemps, c’est qu’il souffre d’hydropisie. Il s’aperçoit que la mouche de Versailles, qui lui colle aux basques depuis des semaines, se lève à son tour de son banc, tout là-bas, au bord de l’eau. Qui donc a donné son adresse aux flics parisiens ? L’argousin pense peut-être que le peintre ne l’a pas repéré.
Gustave Courbet regarde une dernière fois son tableau qui est presque achevé. Il ne compte plus le nombre de toiles peintes depuis qu’il est exilé en Suisse… Deux cents tableaux, peut-être. Il faut dire que le lac, les montagnes, le ciel d’ici, toute cette splendeur le transporte. Il peint vite, c’est connu, mais ces temps-ci la cadence est infernale. Il n’a pas le choix s’il veut rembourser l’énorme amende que lui imposent les versaillais : 323 091 francs et 68 centimes très exactement sous prétexte qu’il doit rembourser les frais de réfection de la colonne Vendôme.
Aussi, quand il est saisi d’une violente nostalgie, comme c’est le cas ce soir, il aime se raconter l’histoire à sa manière. Oui, si la Commune avait gagné…
Cause commune n° 23 • mai/juin 2021