Sergueï Essenine est né dans un petit village de Russie en 1895.
Il est marqué par l’éducation religieuse que lui donne son grand-père. Il faut se représenter cette Russie paysanne, immense et dure, pleine de mystères. Elle n’a pas beaucoup changé depuis Les Soirées du hameau de Gogol. Essenine grandit au milieu des veillées d’hiver, des chansons populaires, des Baba Yaga et de ce mélange de mysticisme païen et de ferveur chrétienne… Ces superstitions influencent ses premiers vers, alors qu’il n’a que 14 ans, et le marqueront jusqu’à la fin de sa vie. « Je suis un pauvre vagabond. / Par la steppe avec l’étoile du soir / comme le simandre / je chante Dieu. » Engagé sur le front russe pendant la guerre de 1914, il déserte au printemps 1917 : « Servant des intérêts qui m’étaient étrangers / je tirais sur des corps qui m’étaient chers. » Revenu à Moscou, ses grands aînés le célèbrent déjà : Blok, Akhmatova, Kliouïev et Goumiliev lui font honneur. On voit en lui le porte-étendard de la génération des Khlebnikov, Maïakovski, Tsvetaïeva…
Les débuts de la révolution d’Octobre l’enthousiasment. Octobre est pour lui l’occasion d’une épuration spirituelle : balayer le vieux monde, les idées, la misère, transcender le peuple russe… Peut-être était-il ce grand Christ rouge de la Révolution que célébrait Cendrars. Il a rêvé la révolution russe sans la comprendre. Rien ne pouvait correspondre à ses rêves. C’était un malentendu. Ses chimères ébauchées le laisseront amer. Toujours est-il qu’en 1918 il rompt avec les mouvements littéraires d’avant la Révolution, acméistes et symbolistes, qu’il relègue au passé. Il fait partie des fondateurs de l’imaginisme, mouvement distinct du futurisme, inspiré de l’imagisme d’Ezra Pound, qui exalte les orages de l’imagination. Surtout, l’imaginisme se veut plus indépendant politiquement que le futurisme. S’il y a bien en Europe une toquade commune à toutes les avant-gardes poétiques et politiques, entre les deux guerres, c’est un certain lyrisme de la violence. Essenine ne fait pas exception. Dans de longs poèmes, comme Inonie ou Transfiguration, il renverse les mots et les mondes. « Du genou je comprimerai l’équateur / et dans un maelström de pleurs / briserai en deux le petit pain doré / qu’est notre mère la terre. » « Ainsi parle comme la Bible / Sergueï Essenine le prophète. » C’est aussi le temps du « hooligan ». On le voit traîner dans les cabarets de Moscou, de scandale en scandale, avec sa pipe et ses cheveux blonds : « Je lis mes vers aux prostituées / et me cuite avec les bandits. » Comme souvent dans la modernité, la poésie se fait programme, annonce de l’action future qu’un verbe viendrait autoréaliser. Cette parole a, au moins, le mérite de rêver d’une incarnation populaire du poète : « Je puerai le raifort et l’oignon. / Et troublant la torpeur du soir / me moucherai bruyamment dans les doigts. / Partout je ferai l’idiot. » Répudiant les sophistications, le poète frappe avec les sens ; cette irruption du corporel peut s’entendre comme une prophétie de la réalité et de la poésie. Au destin poétique du peuple qui se lève répond le destin populaire du poète qui dévale les ruelles. Mais la rencontre est parfois douloureuse. On se méfie d’Essenine. Ses frasques déplaisent. Boukharine dénonçait avec force « un ivrogne, tant hooligan que dévot ». C’est qu’à ériger la nouvelle république socialiste, on croit devoir trouver des modèles pour la jeunesse. Essenine n’en était pas un. Et il le savait.
Déçu par les lassitudes amoureuses, étranger à ce monde nouveau qui sort de terre, Sergueï Essenine se pend en 1925 à Leningrad. Juste avant de mourir, il écrit un poème avec son sang : il n’y avait plus d’encre à l’hôtel d’Angleterre.
« Ne m'en veuillez pas, c'est ainsi !
Je ne barguignerai pas avec les mots :
elle est alourdie, affaissée,
ma jolie tête dorée.
Ne plus aimer ni la ville, ni mon village
comment le souffrirai-je ?
Je largue tout. Me laisse pousser la barbe.
Et je vais boulinguer en Russie.
J'oublierai livres et poèmes,
J'irai le ballot sur l'épaule
- au noceur dans la steppe, on le sait,
le vent fait fête comme à nul autre.
Je puerai le raifort et l'oignon.
Et troublant la torpeur du soir
me moucherai bruyamment dans les doigts.
Partout je ferai l'idiot.
Je ne réclame d'autre bonheur
que de me perdre dans le blizzard ;
car sans ces extravagances
je ne puis vivre sur terre. »
Journal d’un poète, La Différence, 2014,
traduit par Christiane Pighetti.