Par

Le siècle a vingt ans, et l’intensification des ouragans, des tempêtes, le rapprochement des périodes caniculaires n’ont fait que mettre plus à vif encore les vulnérabilités sociales et spatiales.

Concentrés que nous sommes sur ce virus dont la violence induite par sa contagiosité nous stupéfie, nous occultons dans notre hémisphère le terrible été incendiaire australien qui s’est enfin apaisé. Imaginons-nous vraiment : début mars, on pouvait enfin dire qu’il n’y avait plus de nouveau départ de feu depuis juillet ? Où sont, dans nos mémoires, les hectares de forêt amazonienne partis en fumée de janvier à août 2019 ? Jusqu’ici, la réalité écologique se dégradait silencieusement et pourtant dans des proportions spectaculaires, aidée en cela par des initiatives brutales de colonisation des terres (100 millions d’hectares de forêt tropicale coupés entre 1980 et 2000).
Rien de neuf, il a été écrit mille fois l’incidence des monocultures intensives, des confiscations, des expropriations des terres pour en extraire les bitumes, les gaz de schiste, et toute autre ressource fossile, et mille autres fois le réchauffement climatique… de Théodore Monod en 1941 à… Fred Vargas en 2019, en passant par Printemps silencieux de Rachel Carson, publié pour la première fois en 1962. En janvier, puis en mars 2019, les milliers de personnes rassemblées pour les grèves pour le climat n’ont pas dit autre chose que ce lien entre ce système économique (capitaliste ou néolibéral) et la dégradation de nos conditions de vie sociales, environnementales et sanitaires.

Une colonisation de l’espace comme des êtres 
Les sociétés industrielles qui sont devenues nos milieux quotidiens de l’hémisphère nord ont fait le pari de la dissociation entre ce qui serait naturel et ce qui relève d’une production humaine, cette fameuse discontinuité nature-culture. Cette fragmentation de la pensée, de la conception des activités humaines, les hiérarchisant a laissé libre cours à toute entreprise de domination et, avec, de colonisation de l’espace comme des êtres : l’argument de la « nature » suffisant à en réclamer la domestication et la civilisation de son indubitable sauvagerie et à rompre toute connectivité de l’humanité d’avec son environnement.
Isabelle Stengers résume cet héritage : « [Le monde] que nous connaissons est intrinsèquement issu de la colonisation, de la mise en coupe réglée des terres colonisées et de la destruction ou de l’asservissement de leurs habitants. Mais cela a eu lieu également en Europe, avec ce que les Anglais appellent les enclosures. Ici comme ailleurs, la destruction s’est faite au nom du progrès, en faisant régner un droit de propriété qui est avant tout un droit d’exploiter, d’extraire, d’abuser et de défaire toutes les interdépendances. »

« L’épidémie révèle dans sa nudité crue le système inégalitaire qui est le nôtre, mais, peut-être pire encore, elle dit sa volonté de l’être plus encore et de l’aggraver. »

Le rapport avec le virus ? On sait que cette rupture, en plus d’avoir mis à mal, de façon sans doute irréparable, la biodiversité, a produit un terrain favorable aux pandémies. L’onde du coronavirus a pris de court par sa rapidité de propagation et, pour la première fois, le monde se retrouve à faire face à la même période à la contamination. La diminution des distances-temps n’accélère pas seulement le parcours du monde, elle rend quasiment synchrone la pandémie en chaque région du globe. Voilà donc que l’on se situe à ce croisement entre la moderne mondialisation capitaliste où les frontières se gomment devant les flux financiers et se hérissent face aux migrants laissés à leur mort en Méditerranée ou dans les montagnes, et l’archaïsme des épidémies dont l’apanage restait celui des pays d’Asie, voire d’Afrique, mais incompatible avec l’Occident du XXIe siècle, si sûr de lui qu’il n’a rien perdu de son quant-à-soi colonialiste. Rien de neuf non plus ici, tant on sait que la structure de pensée et d’organisation centre/périphérie est intimement liée au capitalisme, puisque justement elle est à la source de ce système colonisateur.

Violence du capitalisme
Pourtant le système tangue… La violence qu’il met dans sa contre-attaque est à la mesure de sa peur. Jusqu’ici le choix de la compétitivité et de l’attractivité a exacerbé la compétition des régions, des territoires entre eux, l’a adaptée aux évolutions des technologies. La fragmentation des processus de production puis leur délocalisation en ont été l’un des moteurs efficaces. L’espace hyperconnecté a été lissé, standardisé au point d’être un marché idéal. La proximité des plateformes intermodales de transports s’est rapidement affirmée comme un facteur de localisation primordial pour le stockage de différents types de matières et de produits, et d’entreprises de logistique et d’assemblage. Puis le développement des technologies numériques d’information et de communication a renforcé ces lieux en offrant une rapidité d’échanges. L’industrie, pourtant seule source d’alimentation de la surconsommation des biens et donc des flux financiers, appartenait au « vieux monde ». Ces places, technologiquement équipées pour rendre possibles les échanges virtuels, déjà favorisées économiquement l’ont été plus encore par la décision politique du début des années 2000 de conforter leur compétitivité au détriment d’autres territoires, aboutissant à renforcer l’injustice spatiale.
Les flux économiques, dans le contexte d’accélération du processus de mondialisation, existent plus que jamais en faisant abstraction du substrat géographique donc urbain. Les espaces urbains, puis métropolitains créés dans le cadre d’une suraccumulation du capital peuvent à leur tour disparaître, dès lors que la capacité technologique d’accélération des flux d’informations le permet à l’échelle mondiale (Harvey, 2012). La déconnexion des lieux de travail des territoires, la distanciation des lieux de donneurs d’ordres et des lieux de production fabriquent des espaces métropolitains en dehors de tout contexte géographique. Les métropoles constituent une sorte d’archipel, chacune d’entre elles est déconnectée de son environnement.
L’insuffisance manifeste des matériels (médicaments, masques, appareils respiratoires…), constatée dans tous les pays d’Europe ou d’Amérique du Nord, dit la même chose que le manque des saisonniers étrangers dans les grandes exploitations agricoles. L’utilisation des différences de droits du travail pour produire à moindre coût et augmenter les possibilités de rémunération des actionnaires, dans sa vision court-termiste est responsable de la vulnérabilité actuelle des populations. Jusque-là, le développement du capitalisme mondialisé s’est servi de la planète et de ses inégalités pour disséminer la production en maintenant une productivité toujours plus grande, nécessaire à la croissance.
En quelques jours, le coronavirus a rendu fragile toute cette organisation géopolitique. Et c’est précisément là que se joue la violence du capitalisme.
Que le président brésilien décide de repousser le confinement, comme l’ont fait avant lui les dirigeants politiques des États-Unis, du Royaume-Uni, des Pays-Bas, de France…, n’est pas qu’un défaut de morale qui, sur un coup de folie, aurait fait préférer la maladie, la mort, à l’intérêt commun de la bonne santé, du bien-être. Les injonctions contradictoires du gouvernement français demandant en même temps que de rester chez soi, aux travailleurs les plus précaires, aux chômeurs (techniques ou non) d’aller travailler, prêtant main-forte à l’agro-industrie et ceci sans grande attention aux règles de sécurité sanitaire, ne témoignent de rien d’autre que de la violence du système capitaliste qui craint de ne plus gagner autant. La possibilité d’extension du temps travaillé hebdomadaire à 48 heures (retour à avant la loi de 1919 et ses décrets de 1926) ou 60 heures (ce qui ne se faisait plus depuis 1926) dans certains secteurs (déclaration du ministère du Travail du 24 mars 2020) va dans le même sens et ceci « en même temps » que les entreprises européennes distribuent les dividendes records correspondant à l’année 2019. Cette cruelle et violente ironie n’a pas encore associé (mais ça ne saurait tarder) l’augmentation du temps de travail et le nombre de personnes au chômage.
Ce qui se joue ici, c’est le rang des places financières dans la compétition mondiale de l’après crise sanitaire. La violence des décisions politiques est d’autant plus virulente qu’il s’agit a minima de conforter l’assise économique déjà acquise, au mieux de sortir « vainqueur » de la crise, d’annexer encore quelques espaces. Bien sûr, l’épidémie révèle dans sa nudité crue le système inégalitaire qui est le nôtre, mais, peut-être pire encore, elle dit sa volonté de l’être plus encore et de l’aggraver.

Corinne Luxembourg est géographe. Elle est maîtresse de conférences en géographie et paysage à l’École nationale supérieure d’architecture - Paris-La Villette.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020