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Toujours interdit en Égypte et dans le monde arabe, à l’exception du Maroc, du Liban et de la Tunisie, le roman d’Alaa El Aswany, J’ai couru vers le Nil, présente une analyse approfondie des individus et des lieux ayant construit ce mouvement révolutionnaire en 2011.

par Nora Semmoud et Florence Troin

Au cœur d’une production littéraire foisonnante sur les Printemps arabes de 2011, le roman d’El Aswany, J’ai couru vers le Nil, Actes Sud, 2018 dont l’intrigue se déroule dans une ville qui nous tient à cœur (Le Caire), fait écho à notre propre militance et ce d’autant plus qu’il a la particularité d’accorder une grande place à la dimension sensible. Les manifestants sont pour une fois considérés individuellement au sein d’une action collective, alors que cette échelle est rarement traitée dans l’analyse des mouvements sociaux, sauf peut-être quand elle concerne les leaders. Cette première imbrication, celle de la petite histoire dans la grande, est suivie d’une seconde, qui enchevêtre, elle, les territoires, les lieux de vie et du travail finissant par se confondre avec ceux de la contestation. Ces articulations multiples traduisent la complexité des événements en s’écartant de toute forme de manichéisme et permettent de revenir sur quelques réflexions sur les mouvements sociaux de ce début de XXIe siècle, en particulier dans les pays du monde arabe.

Petite et grande histoire
Le roman est construit selon un enchâssement de soixante-treize chapitres dans lesquels les protagonistes se succèdent comme dans une série télévisée. Cette façon de raconter une « révolution » – terme qui fait l’objet de débats pour la capitale cairote, d’où l’utilisation des guillemets – par l’évocation des sentiments éprouvés contraste avec les reportages, toujours factuels, des médias dans lesquels on ne distingue rien d’autre que des foules compactes. En suivant l’évolution des destinées à la fois sentimentales, sociales et politiques de six personnages principaux (fig. 1), le récit tisse les liens desquels naîtront estime et fraternité, confiance et fierté, appartenance au groupe et abolition des frontières – aussi bien entre classes qu’entre religions. Autour d’eux gravite une foule de figurants dont beaucoup, malgré des motivations différentes et des itinéraires pas toujours linéaires, finiront par rejoindre la « révolution ». Mais celle-ci n’est pas qu’a­mour. Aux moments de joie et de ferveur succèdent des périodes pénibles, lorsque la rancœur s’immisce soit dans le sentiment amoureux, soit dans le combat politique. On peut qualifier les personnages qui la subissent d’« acteurs malgré eux » de la « révolution ». Enfin apparaissent les sentiments les plis douloureux : l’humiliation face aux pratiques inimaginables des forces de l’ordre, la colère et la haine à l’encontre du pouvoir qui réprime, blesse, tue. Durablement imprimées dans les mémoires collectives, ces répressions pèsent et influent obligatoirement sur les directions à prendre et les actions à mener.

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Fig. 1 Liens entre acteurs de la révolution et de la contre-révolution.Un mouvement révolutionnaire multi-sites


Contrairement à l’idée assez répandue selon laquelle le mouvement révolutionnaire égyptien de 2011 était de nature spontanée, El Aswany met en scène les conditions de sa germination : il raconte la grève dans la cimenterie qui renvoie aux nombreuses luttes qui ont précédé le mouvement dans le monde ouvrier, les actions collectives dans les établissements universitaires ou le secteur hospitalier et, enfin, la création de formes d’organisation qui se démarquent des structures syndicales ou partisanes traditionnelles, comme le mouvement Kifaya Ça suffit, auxquelles se rallient des individus plus isolés. Ce mouvement multisites construit à la fois un collectif – qui apparaîtra aux yeux de tous sur la place Tahrir – et de nouvelles identités en matière, notamment, de conscientisation, de politisation et de citoyenneté (Bacqué, Biewener, 2013). La centralité du mouvement se cristallise donc dans celle, spatiale, de la ville. Le récit d’El Aswany sur l’organisation de la place Tahrir (fig. 2) met en évidence les compétences des participants et la convergence des mots d’ordre qui laisse supposer que les manifestants procèdent par concertation, avec une vigilance par rapport à l’instrumentalisation du mouvement ou son dévoiement.
Précisons que, seule, la place Tahrir ne serait pas parvenue à faire plier le pouvoir ; non seulement d’autres manifestations ont eu lieu en Égypte (Alexandrie, Assouan), mais les luttes syndicales et celles des citoyens de l’ensemble du pays ont permis aux manifestants de devenir plus forts.

La contre-révolution organisée par le pouvoir
Autant l’auteur fait preuve d’empathie pour les acteurs du mouvement révolutionnaire, autant il est implacable dans sa critique politique du pouvoir en place. Il met à nu les collusions de classes et d’intérêts qu’organise le pouvoir pour se maintenir, sa violence répressive, ses ruses, sa duplicité, mais aussi la façon dont il utilise l’islam pour légitimer son entreprise de déstabilisation du mouvement. El Aswany décrit un véritable complot du pouvoir, lequel sait réunir et mobiliser sa base clientéliste où chacun a un rôle précis dans la contre-révolution : les médias stigmatisent le mouvement de protestation aux yeux de l’opinion, les hommes d’affaires apportent leur soutien financier, etc.
Ces rapports de domination et l’idéologie développée correspondent à la notion d’État patrimonial exposée par de nombreux auteurs – notamment Bach et Gazibo (2011) – sur les régimes africains. Dans le cas de l’Égypte, cette notion se traduit par la privatisation de l’État et la confusion entre le public et le privé, qui permettent de mettre en lumière aussi bien la corruption que le clientélisme, le népotisme et le prébendalisme, tout ceci avec une absence quasi totale de contre-pouvoirs, y compris dans et par les médias. Ceux-ci sont particulièrement visés par El Aswany qui dénonce la confiscation de la parole libre à la télévision, la mise en scène du mensonge et les fake news (un complot contre le pays, en provenance de l’étranger en général, de l’Amérique et surtout d’Israël en particulier).

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Fig. 2 « Une petite république indépendante » : l’organisation de la place Tahrir du roman. Un mouvement révolutionnaire multisites.


À travers le récit de la campagne de déstabilisation de la « révolution » par le pouvoir en place, El Aswany met ainsi en évidence des dimensions fortes aujourd’hui dans le monde arabe en matière de modes de régulation politiques : le rôle central que détient l’armée – restée populaire parce qu’elle a combattu pour l’indépendance du pays – dans la déstabilisation/répression ; le jeu politique qui existe entre le pouvoir de transition et les islamistes, les deux s’instrumentalisant à tour de rôle ; enfin, les divisions confessionnelles (ethniques dans d’autres pays du monde arabe) utilisées comme faire-valoir : le 9 octobre 2011, dans le quartier de Maspero, les chars écrasent une quarantaine de manifestants coptes, soi-disant opposés à l’islam, qui défilaient pacifiquement aux côtés de leurs frères musulmans au cri de « Chrétiens, musulmans, une seule main ».
Si les sciences politiques ont analysé la révolution égyptienne comme une pratique de la souveraineté populaire qui a permis de faire tomber le régime, El Aswany restitue quant à lui un double paysage : celui de personnages représentatifs de cette « révolution », et celui de la ville, investi par les manifestants dans un rapport affectif, individuel et collectif.
Les mouvements de protestation politique de l’automne-hiver 2019 en Algérie (hirak), au Liban et ailleurs (Soudan, Iran, Hong Kong…) et les revendications de changement de système qu’ils portent nous rappellent la « révolution » égyptienne de 2011. Ils sont devenus un élément central de la vie politique de ces sociétés et une composante fondamentale pour construire la démocratie. Nous rejoignons ici les auteurs qui soulignent que ces mouvements, par leur ampleur et leur radicalité, affectent les consciences des protagonistes et, ainsi que le souligne Lilian Mathieu (2004, pour mai 1968 en France), leur statut de référence historique est plus lié aux répercussions qu’ils induisent qu’aux événements en eux-mêmes.

Nora Semmoud est géographe.  Elle est professeure d’aménagement et de géographie à l’université de Tours.

Florence Troin est géographe-cartographe. Elle est ingénieure de recherches au CNRS.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020