Par

Dans un contexte de crise écologique apparaît une absolue nécessité de repenser nos modes de consommer, de produire, d’habiter ou de se déplacer qui se traduit par le développement, certes encore frileux en France, des modes de transport urbains, dits « doux ».

par le collectif Les Urbain·e·s

 

Si certains modes de transport sont relativement nouveaux, d’autres ont en réalité marqué les modes de déplacement et l’aménagement des villes d’hier. Ils redeviennent « à la mode » sous l’effet d’une nécessité écologique ou économique. C’est le cas du tramway, mais c’est aussi le cas du vélo. Selon une étude du ministère de la Transition écologique et solidaire parue en juillet 2018, la part du vélo dans les déplacements des Français a fortement chuté depuis 1970. Celle-ci passe en effet de 10 % au début des années 1970 à seulement 2,7 % aujourd’hui.

Une appropriation initialement masculine
Cependant, l’usage du vélo en ville se développe peu à peu ces dernières années, surtout en milieu urbain. L’appropriation de ce moyen de transport, initialement masculin, bourgeois éclairé et citadin, s’est peu à peu étendue aux femmes de cette classe sociale puis plus largement aux hommes et aux femmes de classes moyennes et populaires. Les motifs de l’usage du vélo ont également évolué et évoluent encore aujourd’hui entre loisir, sport de haut niveau et moyen de transport nécessaire à l’activité professionnelle (qu’elle soit salariée ou domestique). Mais le vélo a aussi, pour les femmes notamment, été un outil de revendication pour l’égalité, un outil d’émancipation.

« Les cyclistes urbains en France se répartissent entre 60 % d’hommes et 40 % de femmes. »

Lire les déplacements, notamment au prisme des rapports sociaux de genre, implique de prendre en compte la proposition des « murs invisibles » qui ont plus à voir avec les restrictions de déplacement induites par un sentiment d’insécurité, mais également les spécificités liées à des situations familiales, personnelles ou professionnelles, qu’à l’aménagement de la ville. Ainsi, le fait est connu que les déplacements conditionnés par des activités reproductives sont majoritairement féminins, tandis que la flânerie est plutôt masculine. De même la déambulation est plus con­trainte quand le corps, en vieillissant, nécessite plus de soutien, d’assise. Or, démographiquement, ces derniers éléments concernent essentiellement les femmes. Le constat qu’établit Jacqueline Coutras en 1993 est toujours valable : « Les femmes ont des déplacements qui dans leurs caractéristiques les mieux mises en évidence par les statistiques épousent globalement celles de la catégorie sociale à laquelle elles appartiennent. Mais elles sont aussi traditionnellement rattachées à la vie familiale et donc à son espace prioritaire, le logement, le quartier. Elles seraient ainsi invisibilisées dans l’espace public urbain hors de la “proximité résidentielle” – ce périmètre accessible à pied qui prolonge le logement dans l’extérieur public en servant à la réalisation des tâches familiales non effectuées dans le cadre familial. »

Femmes à vélo, histoire d’une émancipation ?
Le vélo a contribué à libérer les femmes de leur carcan imposé par la société, à commencer d’abord par leur carcan vestimentaire, la jupe obligatoire entre autres. Impossible d’évoquer l’histoire du vélo et des femmes sans évoquer les suffragettes qui ont permis aux femmes de porter des pantalons bouffants, dits bloomers, pour enfourcher leur bicyclette. Ce terme de bloomers provient du nom de la militante américaine du droit des femmes, Amelia Bloomer qui, au XIXe siècle, lutte pour une réforme vestimentaire pour les femmes, en défendant un « ensemble composé d’une jupe courte portée sur un pantalon à la turque ». Ce vêtement, permettant une aisance de mouvement que n’offraient pas les longues robes de l’époque, est utilisé à partir des années 1890-1900, particulièrement dans la pratique de la bicyclette. Ce changement est suffisamment important pour que deux circulaires, en 1892 et en 1909, lèvent partiellement l’interdiction du port féminin du pantalon, et ce, seulement « si la femme tient par la main un guidon de bicyclette ou les rênes d’un cheval ». La bicyclette, si elle n’a pas inventé le port du pantalon, l’a accéléré et répandu.

Velo_boulot_033.jpg

« Nouvel outil de loisir, mais aussi support d’une libération des mobilités pour celles qui l’utilisent, le vélo, est alors perçu par certains hommes (en position de pouvoir, les médecins notamment) comme un danger dans l’ordre patriarcal. »

Notons que ce sont les femmes de milieux bourgeois qui, les premières, vont enfourcher une bicyclette, dès les années 1860. Le vélo devient l’accessoire à la mode, un signe d’élégance dans les milieux huppés progressistes de la capitale. Son prix très élevé le rend inaccessible pour les milieux populaires. Ces Parisiennes aisées font du vélo au bois de Boulogne ou dans des manèges et lisent, pour celles qui ont pu étudier, Le Vélocipède illustré. Cette liberté de pédaler n’était pourtant pas acquise. À l’époque, pratiquer une activité sportive comme passe-temps paraît inconcevable, surtout lorsqu’on est une femme. De plus, bien des médecins d’alors s’inquiètent qu’un engin comme le vélocipède soit préjudiciable à leur santé, notamment à leurs organes reproducteurs. Par exemple, dans son ouvrage L’Hygiène du vélocipédiste, le docteur Philippe Tissié écrit en 1888 que le vélo ne peut qu’entraîner ulcérations, hémorragies, maladies et inflammations chez les femmes (et non les hommes). Nouvel outil de loisir, mais aussi support d’une libération des mobilités pour celles qui l’utilisent, le vélo est alors perçu par certains hommes (en position de pouvoir, les médecins notamment) comme un danger dans l’ordre patriarcal.
C’est à partir de la fin du XIXe siècle, avec la naissance de la bicyclette moderne (plus confortable et plus accessible) que son usage se répand dans l’ensemble des classes sociales. La bicyclette devient bientôt le moyen de transport privilégié de la classe ouvrière (majoritairement des hommes dans un premier temps, mais très vite des « jeunes filles, des femmes, dactylos et vendeuses, pédalaient allègrement vers leur besogne quotidienne », nous rappelle James-Edward Ruffier en 1966) ne pouvant accéder au nouvel outil de la mobilité, l’automobile alors réservée à la bourgeoisie urbaine. Au cours du XXe siècle, la bicyclette, produit industriel type, va en effet devenir accessible à ceux qui la produisent.

Freins à l’usage du vélo par les femmes
Il n’existe que très peu d’enquêtes nationales concernant les mobilités, et encore moins l’usage du vélo en ville. Or certaines statistiques éparses produites par des municipalités (Bordeaux, Grenoble ou Paris, etc.), des associations et collectifs de promotion du vélo (réseaux L’Heureux Cyclage par exemple) ou le ministère de la Transition écologique et solidaire donnent à peu près le même résultat : les cyclistes urbains en France se répartissent entre 60 % d’hommes et 40 % de femmes. D’après l’INSEE, en 2015, 2 % des actifs ayant un emploi vont travailler à vélo. Les femmes vont moins souvent travailler à bicyclette que les hommes, tandis qu’elles empruntent plus fréquemment les transports en commun. Ainsi, 2,4 % des hommes se rendent au travail à bicyclette contre 1,5 % des femmes. Les cadres et les diplômés du supérieur recourent plus à ce mode de déplacement que les autres actifs (INSEE, 2017).
La littérature pointe du doigt plusieurs freins à l’usage du vélo par les femmes. Citons par exemple, en nous appuyant sur les travaux menés par Floriane Ulrich ou Yves Raibaud à Bordeaux, la question des normes vestimentaires sexuées lorsque jupes, tailleurs, talons, coiffure, maquillage font implicitement partie d’une « tenue professionnelle » de bien des secteurs, alors qu’ils sont peu compatibles avec la pratique du vélo, leur crainte de tomber ou de se faire renverser ; d’autres, l’embarras que représenterait une « panne » (déraillement, crevaison), ainsi que les agressions d’hommes (réflexions, moqueries, sifflets, comportements sexistes ou misogynes). La charge de s’occuper de tiers revient souvent aux membres féminins d’un foyer. Or on observe une baisse de l’utilisation du vélo par les femmes au premier enfant, et l’abandon au deuxième.

« Au-delà des motivations, des représentations ou des itinéraires, l’équipement du vélo semble aussi se faire le reflet de normes de genre socialement construites. »

Elles n’envisagent plus d’utiliser leur vélo, évoquant la multitude de leurs déplacements (accompagnement des enfants, courses, travail) et des trajets plus complexes que ceux des hommes. La pratique masculine est aussi davantage liée aux performances physiques. L’influence des médias (survalorisation du sport masculin au détriment des pratiques et compétitions féminines par exemple) ou des pairs jouent également un rôle déterminant dans cet apprentissage et ces pratiques genrées de l’activité physique, dont le vélo.
Plusieurs travaux montrent que le vélo est considéré par les femmes comme un moyen de se déplacer plus sereinement dans l’espace public, de jour comme de nuit.
Au-delà des motivations, des représentations ou des itinéraires, l’équipement du vélo semble aussi se faire le reflet de normes de genre socialement cons­truites. C’est le cas de la possession de porte-bagages – permettant donc de transporter des courses – ou bien des sièges enfants. Les femmes sont plus nombreuses à posséder ce type d’équipement sur leur vélo que les hommes. Les mobilités des femmes, encore largement assignées aux tâches domestiques et au care, se voient donc davantage soumises à des aménagements temporels et matériels que supportent moins les hommes.

« Les mobilités des femmes, encore largement assignées aux tâches domestiques et au care, se voient davantage soumises à des aménagements temporels et matériels que supportent moins les hommes. »

Ateliers d’autoréparation, une idée novatrice
Enfin, les jeunes femmes enquêtées indiquent que le sentiment de vulnérabilité est également lié aux compétences en mécanique de base. De la même façon, dans l’enquête menée par David Sayagh à Montpellier et Strasbourg, la majorité des hommes déclarent savoir réparer une crevaison, alors que c’est le cas de seulement une jeune femme sur dix. Ces constats renforcent la pertinence des ateliers d’autoréparation de vélo qui se développent de plus en plus, et qui, pour certains d’entre eux, proposent des créneaux en non-mixité choisie. Quelque peu mises en difficulté par les récentes politiques nationales de réduction des budgets des collectivités territoriales (principaux soutiens à ces associations), ces structures sont pourtant de véritables leviers de développement de la pratique du vélo pour toutes et tous. Ces structures de promotion du vélo, de taille très variée, s’appuient sur des statuts et des modes de fonctionnement différents (entreprises, associations ou collectifs plus informels, gestion plus ou moins horizontale de la prise de décision, emplois salariés et/ou aide à la réinsertion professionnelle…). Si ces ateliers sont d’abord apparus dans de grandes agglomérations, ils sont maintenant présents sur une grande partie du territoire français. On en recense également dans de nombreuses villes de taille moyenne, voire dans de petites communes. Un quart des ateliers fixes sont situés en zone éligible aux contrats de ville (anciennes zones urbaines sensibles). Au début des années 1990, les premiers ateliers vélo voient le jour à Lyon et à Grenoble. Idée alors novatrice, c’est seulement à partir des années 2000 que le concept s’étend sur d’autres territoires.

Extrait de Corinne Luxembourg, Damien Labruyère, Emmanuelle Faure, Les Sens de la ville, Le Temps des Cerises, 2020.

Association ayant pour objet de produire et promouvoir la recherche scientifique et citoyenne en études urbaines.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020