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Dans une société confinée, livrée au tout numérique, comment poursuivre la recherche en sciences sociales, en particulier dans les milieux les plus démunis ?

Au-delà de la situation sanitaire exceptionnelle, ce sont surtout les modalités de gestion de l’épidémie de la covid-19 et ses conséquences sur la recherche qu’il convient d’analyser. Questionnons donc ce qu’entraîne la mesure adoptée par la France, à savoir l’isolement à domicile de la quasi-totalité de la population. Si le confinement réduit la propagation du virus, il affecte aussi les individus obligés de repenser leurs manières d’être au monde pour un temps donné et sans cesse rallongé, et plonge dans une problématique nouvelle les chercheurs en sciences sociales. Car que sont les sciences sociales si ce n’est l’analyse des rapports entre les personnes et l’objectivation de leurs discours ? Les sociologues ou les anthropologues ne peuvent effectuer de recherches qu’au contact de ceux dont ils étudient les techniques, les mœurs et les croyances. Alors comment continuer la recherche en sciences sociales dans une situation où la proximité entre individus est interdite et surveillée ?

« Si le confinement rend difficile l’application de certaines méthodes de recherches les sciences sociales tirent leur puissance de leur capacité à s’adapter à toute situation, pour enfin se renouveler et se transformer. »

Une tâche impossible ?
Le défi semble difficile à relever, la cause première en est la nature même des méthodes de recherches propres aux sciences sociales. Si la sociologie s’appuie en partie sur une approche statistique et quantitative, l’anthropologie, elle, favorise une approche qualitative dont le cœur est la présence de longue durée sur le terrain. En effet, lorsque sociologues, anthropologues et autres chercheurs en sciences politiques s’efforcent de rendre compte de la complexité d’un phénomène sociétal précis, l’analyse nécessite alors en parallèle l’appréhension et la compréhension de l’ensemble des sphères de la société au sein de laquelle le phénomène est observé. Bien qu’il existe un immense travail de recherche préalable du scientifique sur le terrain, la partie la plus importante de l’étude est réalisée une fois le chercheur présent sur le lieu de l’enquête. Ce sont les observations concrètes du chercheur et sa participation aux activités des enquêtés qui lui permettent de comprendre puis d’expliquer un phénomène social. L’existence d’un terrain d’enquête pour un chercheur représente la condition sine qua non de la création d’un discours scientifique. Dit autrement, les sciences sociales ne sont réalisables que dans une situation de rapports entre individus, un contexte relationnel particulier au sein duquel le chercheur crée des liens et des connaissances avec les enquêtés. Or le confinement tend évidemment vers la raréfaction des terrains en ce que les lieux de la vie se trouvent dépeuplés et vides de toute interaction. En plus de cela, notons que le confinement n’a pas les mêmes conséquences en fonction de sa durée, car si une brève pause peut permettre une certaine prise de recul nécessaire à la réflexion, un isolement trop long empêche au contraire tout travail concret.

« Le travail en sciences sociales relève plus d’une collaboration que d’une quelconque dominationdu chercheur sur son sujet. »

Les difficultés ne se limitent toutefois pas à la simple méthodologie de travail propre aux sciences sociales, car si l’isolement de la population diminue les échanges entre individus, elle influe aussi en même temps sur la possibilité de constituer un sujet de recherche. Il est alors nécessaire ici de revenir sur la manière dont émerge un sujet d’étude. D’aucuns aimeraient que seul le scientifique soit à l’œuvre dans la constitution de son questionnement, mais la réalité de la recherche est tout autre. Les problématiques du chercheur et les pistes d’analyse sont sans cesse redéfinies par les spécificités de terrain ainsi que par les rencontres entre scientifiques et enquêtés. Les non-dits, les conflits, les secrets et l’ensemble des relations, qu’elles soient amicales ou hostiles, forment le contexte selon lequel la recherche est rendue possible, et déterminent les méthodes d’enquête les plus efficaces de sorte que le travail en sciences sociales relève plus d’une collaboration que d’une quelconque domination du chercheur sur son sujet. À partir des particularités des situations, le chercheur organise le processus d’objectivation des données afin de créer du savoir scientifique. Les sciences sociales sont, in fine, le fruit d’une rencontre de subjectivités et d’affectivités : celles du chercheur et celles des enquêtés, or cette rencontre est mise à mal par la situation sanitaire et par ses modalités de gestion. Au-delà de la pratique concrète des sciences sociales, il semble donc que ce soit l’existence même des possibilités de créer un discours scientifique qui soit rendue impossible ou du moins bien plus difficile par les mesures sanitaires mises en place par l’État. Se pose alors la question : les mesures sanitaires visant à réduire l’interaction entre les personnes signent-elles la fin des sciences sociales ? Fort heureusement, non. Si le confinement rend difficile l’application de certaines méthodes de recherche, les sciences sociales tirent leur puissance de leur capacité à s’adapter à toute situation, pour enfin se renouveler et se transformer.

La technologie comme alternative ?
Dans les faits, la relation entre les scientifiques et les individus n’est pas rendue totalement impossible par le confinement, du moins pas dans tous les cas. La technologie, ses avancées, ainsi que la large diffusion des appareils de communication sont salutaires et semblent s’imposer, en cette période trouble, comme seul recours pour les sciences sociales. C’est déjà ce que l’on observe au niveau de l’éducation ou de l’activité professionnelle, avec la mise en place du télétravail et la continuité des formations sur les plateformes de partage vidéo. La recherche scientifique pourrait alors s’aligner sur les alternatives citées précédemment et prendre l’espace des relations virtuelles comme nouveau terrain d’enquête si cela ne posait pas deux problèmes de taille. Tout d’abord nous faut-il revenir sur les méthodes de recherche et dépasser le simple duo de l’observation-participation pour reconnaître la place du corps du chercheur en tant qu’outil d’investigation : les yeux pour regarder, les jambes pour accompagner, les bras pour pratiquer et tous les sens pour éprouver. Le temps long de l’enquête, l’immersion du chercheur au sein d’un groupe et l’accès à la sensibilité et à la sensorialité des enquêtés nous apparaissent ici comme difficilement reproductibles à l’écart des réseaux de sociabilité hors-ligne.

« Faut-il compter parmi les nombreux effets du confinement un renoncement aux études relatives aux ressortissants les plus démunis de notre société ? »

Dans un second temps, l’inégal accès de la population aux outils de communication, ou même à une connexion internet fiable, ne permet pas aux chercheurs d’interroger celle-ci dans son ensemble, aussi bien du fait du nombre que du fait de son hétérogénéité. Ce sont encore une fois les personnes les plus précaires qui subissent l’isolement le plus important, ici un double isolement : tout d’abord physique avec l’interdiction d’entrer en contact avec des individus n’appartenant pas au même foyer que soi, puis relationnel en ce que les alternatives de socialisation, par les réseaux sociaux notamment, leur sont impossibles justement à cause de leur précarité. Faut-il alors compter parmi les nombreux effets du confinement un renoncement aux études relatives aux ressortissants les plus démunis de notre société ? La question se pose d’autant plus que les restrictions sanitaires et les nouvelles lois relatives à la lutte contre l’épidémie tendent à s’inscrire sur la longue durée – à l’instar de l’état d’urgence devenu permanent en France depuis maintenant plusieurs années déjà – et que l’épidémie de covid-19, aussi spectaculaire soit-elle, n’est qu’une conséquence, parmi d’autres à venir, de la destruction de l’environnement due à des années d’actions dictées par un néolibéralisme déchaîné. Ce climat d’incertitude constitue alors une nouvelle difficulté pour la recherche scientifique sommée de répondre à des enjeux inédits, de repenser ses méthodes de travail et la place des chercheurs, et enfin de trouver des alternatives qui ne mettent pas en péril le caractère qualitatif des études en sciences sociales.

Lucas Lartigue est anthropologue.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021