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« La science est continuellement mouvante dans son bienfait. Tout remue en elle, tout change, tout fait peau neuve. […] Vénérons cette servante magnifique ». Victor Hugo

Depuis le début de la crise sanitaire, on entend parler de R0, d’ARN messager, d’hydroxychloroquine, de SARS-CoV-2, etc. La pandémie a mis la science à la une des journaux. Elle a conduit le gouvernement à se rapprocher des scientifiques en créant, dès mars 2020, un conseil scientifique, puis un comité d’analyse recherche expertise, sans que cette volonté de s’appuyer sur les compétences des scientifiques soit nouvelle (des comités d’experts ont déjà été mis en place, comme le GIEC pour étudier le changement climatique, ou l’IPBES pour étudier l’évolution de la biodiversité). Pour s’attaquer à la transmission du virus, la gestion de la crise sanitaire s’est donc à la fois appuyée sur les recherches scientifiques et sur les mesures archaïques de confinement généralisé. Gestion dont on a pu relever l’absence de caractère démocratique, une cohorte d’« experts » venant asséner leur avis dans tous les domaines, y compris en dehors de leur champ de compétence. Ce qui en retour n’a fait qu’alimenter la défiance et les suspicions du public vis-à-vis des scientifiques, laissant le champ libre aux idées irrationnelles, aux thèses complotistes, aux comportements populistes. Aussi, pour passer dans « le monde d’après », il semble judicieux de faire évoluer les rapports entre la science et le pouvoir, entre la science et les citoyens.

Qu’est-ce que la science ?
On peut définir la science comme un ensemble de connaissances et de théories obtenues par des méthodes spécifiques mises en œuvre dans le cadre de la recherche scientifique, relevant d’un registre particulier de rationalité.
Mais le mot science peut aussi renvoyer aux institutions, publiques ou privées, où se font ces recherches et qui diffusent ces connaissances, et même à l’ensemble des professionnels exerçant au sein de ces institutions. Cela évoque les rapports complexes entre le travail scientifique, la politique et la société, rapports qui se traduisent dans les politiques scientifiques. Ils se caractérisent dialectiquement par deux tendances, d’une part, l’autonomie du champ scientifique et, d’autre part, la liaison avec la société.

« Les rapports complexes entre le travail scientifique, la politique et la société se caractérisent dialectiquement par deux tendances, d’une part, l’autonomie du champ scientifique et, d’autre part, la liaison avec la société. »

La science a de multiples visages. C’est la boîte de Pandore, accusée de tous les maux : source de catastrophes écologiques, cause de dégradations des conditions de vie et de travail, etc. Elle peut être aussi portée au pinacle comme la solution de tous les problèmes posés à l’humanité et à la planète. Mais mérite-t-elle ces excès de confiance ou d’indignité ? Probablement pas car il convient de mesurer que les gouvernants, quel que soit le régime politique, ont toujours voulu mettre la science sous tutelle et à leur service. Souvenons-nous que l’Académie royale des sciences a été à sa création un organe du pouvoir royal, que l’Institut de France dépendra du pouvoir révolutionnaire puis de l’Empire. Rappelons que, durant la guerre froide, la recherche scientifique a été un élément important de la lutte idéologique entre l’Union soviétique et les États-Unis. Dans notre système économique, elle a donc été mise au service du capital. Pour preuve, il suffit d’examiner l’évolution conjointe des sciences et du capitalisme au cours de l’histoire : les pôles dominants sont en Italie au XVIe siècle, en Angleterre au XVIIe, en France au XVIIIe, en Allemagne au XIXe, enfin aux États-Unis au XXe.

Au service du capital
à partir des années 1970, en réponse à la nouvelle crise du capitalisme, en s’appuyant sur le développement de nouvelles technologies (biotechnologies, informatique, nanotechnologies…), un nouveau régime de production des savoirs s’est mis en place : il tend à contraindre le personnel scientifique à tenir compte avant tout des bénéfices escomptés de leurs recherches dans le cadre de « l’économie de la connaissance ». Dans ce cadre, la connaissance n’est pas seulement un outil pour favoriser le développement économique, c’est un bien économique en tant que tel. C’est ainsi qu’ont été étendus les régimes de propriété intellectuelle pour ouvrir la porte aux brevets sur les séquences de gènes.
L’accord de Lisbonne, en mars 2000, préconise pour l’Europe, de « devenir l’économie de la connaissance la plus com­pétitive et la plus dynamique du monde ». Dans cette économie, l’innovation générée par le développement scientifique et technique est un moyen de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit en augmentant la compétitivité des entreprises.
Les idées qui dominent, aussi bien dans le domaine de la recherche que dans celui de l’éducation, sont les maîtres-mots de l’économie capitaliste, à savoir concurrence, compétition, compétitivité, leadership, mérite. Autant d’idées qui inspirent une politique sélective et un climat concurrentiel qui désorganisent les métiers de la recherche et de l’éducation. Cette production de connaissances ayant un coût, les politiques mises en œuvre dans tous les pays développés visent à encadrer les activités de re­cherche-développement, contrairement à la relative autonomie dont avait pu jouir la recherche aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Cela se traduit par un accroissement des financements sur projets, la précarisation extrême des scientifiques et une insécurité financière des équipes de recherche. Tout cela pour obtenir une soumission des scientifiques aux objectifs prioritaires des grands groupes multinationaux. Les politiques scientifiques actuelles s’inscrivent dans cette logique en faisant des possibles applications techniques le moteur essentiel, sinon exclusif, des recherches publiques.

« Marier science et démocratie peut paraître a priori paradoxal, chacune dans son domaine relevant d’un régime de vérité essentiellement différent : l’un repose sur l’objectivité des faits et la rationalité, l’autre sur l’opinion et la majorité des suffrages. »

Mais la science ne peut pas être réduite à cette recherche de résultats rentables à court terme. Le mouvement de la science, c’est l’effort millénaire pour comprendre les phénomènes naturels, y compris ceux qui se manifestent dans nos consciences. Il répond à un besoin intrinsèque de l’humanité, la curiosité, et il a été un des moteurs de l’histoire humaine. Il ignore les tabous et les interdits, il est universel, mondial. Cette dynamique tient au fait que la science se transmet non seulement de génération en génération mais aussi de laboratoire à laboratoire. C’est même une nécessité absolue car la production de connaissances est un processus cumulatif ; elle part de résultats incertains pour arriver à un consensus quand les observations initiales ont été confirmées par la communauté scientifique à la suite de nombreuses réplications des expériences et de vérifications rigoureuses des raisonnements et preuves avancés. La pratique scientifique repose donc en premier lieu sur la coopération. C’est au sein des laboratoires, dans les congrès, les séminaires que s’épanouissent les échanges qui ouvrent de nouvelles pistes de recherche, qui alimentent le travail individuel comme le travail en équipe, qui permettent de valider les résultats, de reconnaître les compétences.

Partager les savoirs
Depuis le milieu du siècle précédent, nous assistons à un changement d’échelle dans l’élaboration des connaissances scientifiques. Le volume des connaissances acquises par l’humanité a suivi une progression exponentielle. Par exemple, la quantité de nouveaux concepts et théorèmes produits en mathématiques ces quarante dernières années dépasse tout ce qui avait été produit depuis l’aube de l’humanité. Le nombre de chercheurs scientifiques vivants devance largement celui de tous les chercheurs de tous les temps. Et cette évolution ne cesse de s’accélérer.
Face à un tel volume de connaissances, l’appropriation de la science ne peut être que collective. Dans un premier temps, cela nécessite à la fois d’accroître encore le nombre de personnels dans tous les domaines scientifiques et de développer les échanges entre tous les centres de recherche.
évidemment, cela conduit à revoir la notion de propriété intellectuelle concernant les savoirs scientifiques. Si aujourd’hui la plupart des avancées scientifiques sont protégées par des brevets, c’est dans le cadre d’un système économique où l’argent est le seul et unique objectif. Mais ce n’est pas la motivation principale de la plupart des chercheurs, ceux-ci ayant conscience que leur travail est une contribution à la connaissance universelle. On ne peut se satisfaire de la logique actuelle du financement de la recherche où le choix s’opère entre des pouvoirs publics déléguant à quelques chercheurs le rôle de définir l’intérêt collectif, les grandes entreprises fixant une demande obligatoirement source de gains de compétitivité et des groupes de pression parvenant à se faire entendre dans l’espace public.

« Associer les forces citoyennes afin de définir les priorités en matière de recherche, en dialogue étroit avec les collectifs de travail scientifique, garantira le pluralisme scientifique nécessaire pour répondre aux besoins de connaissances et de développement technique de la société et rétablira la confiance du public face à la science. »

Se pose avec force la question de la démocratie. Certes marier science et démocratie peut paraître a priori paradoxal, chacune dans son domaine relevant d’un régime de vérité essentiellement différent : l’une repose sur l’objectivité des faits et la rationalité, l’autre sur l’opinion et la majorité des suffrages. Donc, en disant démocratie scientifique, il ne s’agit pas que les citoyens ou les politiques interfèrent dans le processus de production des connaissances lui-même. Si la manière dont s’établissent les théories scientifiques ne relève ni d’un vote, ni d’un diktat, cela ne doit évacuer ni la nécessaire mise en débat des orientations de la recherche, aujourd’hui largement déterminées par les grands groupes industriels, ni la question de la place des citoyens dans la détermination de ces orientations.

Le rôle des citoyens
La science doit être un bien commun produit, transmis et maîtrisé par tous les peuples. Dire cela amène à s’interroger sur un danger pressenti par Paul Langevin dès 1945 : la rupture entre ce qu’il appelait « une avant-garde perdue » d’individus ayant acquis une certaine culture scientifique et « une arrière-garde traînante », totalement désarmée face à l’ampleur des savoirs, mais aussi de tout l’inconnu que le progrès scientifique dévoile.
Les citoyens ne peuvent plus se contenter d’être des spectateurs devant le mouvement des sciences. Ils l’expriment de multiples façons, souvent maladroites. Par méconnaissance, ils assimilent les transformations techniques et les risques qu’entraîne leur utilisation dans le cadre du système capitaliste, avec les avancées scientifiques qui les ont permises. Par exemple, la confusion entre des recherches sur l’implantation de gènes sur les plantes et les choix des multinationales de l’agrochimie de développer les OGM (dont le rejet du développement sans contrôle, ni bilan, est totalement justifié) conduit aujourd’hui à bloquer certaines recherches qui auraient pu déboucher sur des découvertes importantes.

L’appropriation collective du savoir
Face aux grands problèmes de notre temps (énergie, climat, eau, transports, pandémies…), l’appropriation collective des savoirs est donc un enjeu politique. De plus, la science étant une activité sociale largement financée par des crédits publics, les citoyens peuvent légitimement en réclamer un contrôle démocratique, sous condition que ce contrôle respecte les caractéristiques spécifiques de cette activité. Cette mise en débat des orientations de la politique scientifique impose que les citoyens qui s’impliquent dans ces discussions aient pu s’approprier les connaissances et techniques nécessaires. Ce qui nécessite un développement de l’enseignement scientifique et des initiatives de vulgarisation. Cela nécessite également que le débat vise réellement à construire du bien commun et n’exprime pas seulement des intérêts particuliers, par exemple ceux de laboratoires pharmaceutiques cachant des résultats de recherches nuisant à leurs intérêts financiers. Il faut donc associer les forces citoyennes afin de définir les priorités en matière de recherche, en dialogue étroit avec les collectifs de travail scientifique. Seul ce débat, en lien avec la restauration des marges d’autonomie du monde de la recherche, garantira le pluralisme scientifique nécessaire pour répondre aux besoins de connaissances et de développement technique de la société, en même temps qu’il rétablira la confiance du public face à la science.
Comme le soulignait le grand mathématicien communiste Jean-Pierre Kahane : « L’essentiel de la production du savoir est collective et l’essentiel de son intégration à la société est l’appropriation collective de ce savoir… comme il faut une appropriation collective des moyens de productions et d’échanges. »

René Granmont est professeur agrégé de mathématiques.

Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021