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Sapphô, poétesse énigmatique, serait née en 612 avant notre ère sur l’île de Lesbos. Sa poésie est voulue comme une poésie d’initiées : prêtresse d’Aphrodite et chorodidascale (maître de chœur), elle enseigne à ses élèves ce qui fera d’elles des jeunes femmes accomplies.

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Sapphô, poétesse énigmatique, serait née en 612 avant notre ère sur l’île de Lesbos. Sa poésie est voulue comme une poésie d’initiées : prêtresse d’Aphrodite et chorodidascale (maître de chœur), elle enseigne à ses élèves ce qui fera d’elles des jeunes femmes accomplies : la grâce, l’art lyrique, l’amour par des codes spécifiques, notamment la métrique (strophe sapphique et hendécasyllabes sapphiques), et l’instrumentarium (la pectis ou magadis, petite lyre pour une seule voix), mais aussi un nouveau mode musical (le mixolydien). Dans sa poésie s’exprime un amour sacré pour ces jeunes femmes qui la délaisseront vers un autre séjour, quittant l’île et sa compagnie pour toujours. Le premier mot du poème, Τεθνάκην, cri de désespoir, n’est qu’un des nombreux rapprochements entre la poétesse et la mort. Mais dans ce poème, le sentiment d’éphémère que conjurent les icônes des fleurs, les soins et de l’amour charnel, est suivi par une évocation ritualiste ; la mémoire, que le verbe μεμναισ’ introduit, est typique des rites orphiques que la Lesbienne a sûrement côtoyés lors de son exil en Sicile. L’esthétique fragmentaire des œuvres de la poétesse de Mytilène contribue au voile de « mystère » orphique : dans cette ode, seule la partie ritualiste comporte des pertes du texte, rendant ce texte ésotérique, ne lui laissant que le bruit et la présence, vides de sens, sans la mémoire que le lac de Mnémosyne peut restituer.
L’utopie qu’offrait Sapphô aux jeunes filles, temporisant le mariage par le plaisir et l’instruction, était néanmoins une pratique réservée à la seule aristocratie : cette classe, déstabilisée par l’émergence des « tyrans », c’est-à-dire ces hommes qui accèdent au pouvoir par la force du peuple, s’est trouvée souvent exilée, comme Sapphô, qui fut tout de même rappelée par Pittacos. En réponse à cette perte de pouvoir politique, les aristocrates se sont saisis d’un nouvel outil idéologique : la poésie. L’élégie, notamment, permettait d’exprimer les idées du poète d’une manière « subjective ». Néanmoins, notre appréciation de ces œuvres n’est pas tant idéologique ou nostalgique, mais découle plutôt de leur dissolution dans nos normes esthétiques comme « modèle inaccessible » pour reprendre les termes de Marx (Introduction à la Critique de l’économie politique, 1857). La figure de Sapphô et son intégration au corpus mythologique sont un témoignage concret de ce transfert qui s’est opéré dès la fin de la république romaine, avec la Lesbie de Catulle dans ses Élégies, puis le mythe de Sapphô et de Phaon chez Ovide (Héroïdes).

Ada Souchu


L’adieu

Sans mentir je voudrais être morte.
En me quittant elle pleurait

bien des larmes. Elle m’a dit :
« Ah ! Quelle épreuve cruelle est la nôtre,
Sapphô, contre mon gré je t’abandonne. »

Et je lui répondais :
« Va et adieu, et souviens-toi
de moi, car tu sais de quels soins nous t’avons poursuivie.

Mais moi, sinon, je veux te
rappeler…
… aussi les beaux jours du passé :

les couronnes, souvent, de violettes
et de roses ensemble, de crocus,
dont tu ornais ton front, près de moi,

et les guirlandes odorantes, leurs fleurs entrelacées,
que tu jetais
autour de ta gorge fragile,

toute l’huile parfumée,
l’onguent précieux dont
tu frottais ton corps, comme une reine.

Et sur les lits moelleux,
dans mes bras, tendrement,
tu chassais hors de toi ton désir altéré.

Aux saints rites…
Jamais…
nous ne faisions défaut, nous n’étions pas absentes

pour le bosquet sacré
… et la danse…
… et le bruit… »


Sapphô, Odes et fragments, Gallimard, 2005,
traduit du grec ancien et préfacé par Yves Battistini.