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Pour la jeunesse, la ruralité n’est pas condamnée à être le repoussoir qu'on présente parfois. Elle peut au contraire être en phase avec leurs modes de vie, à condition que les infrastructures et les services qui existent dans ces territoires soient à la hauteur.


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Les jeunes ruraux ne font pas, ou peu, l’objet de politiques publiques spécifiques – du moins à l’échelle nationale – contrairement aux jeunes des quartiers. Des initiatives culturelles voient toujours les jeunes ruraux globalement comme en marge ou à la « traîne culturelle » de ceux des villes. On peut rappeler là l’origine ambiguë, en 1964, de l’éducation socioculturelle dans les lycées agricoles : il s’agissait certes de donner un prolongement institutionnel à des actions d’éducation socioculturelle aidant les acteurs à construire leur sens mais aussi de compenser ce qui était perçu comme une « arriération culturelle ». Il conviendrait de voir si, aujourd’hui encore, l’appui à des festivals de « culture jeune » dans les territoires ruraux n’obéit pas à la même logique.
Malgré tout, l’élection présidentielle, tout comme les ouvrages retentissants de démographes ou de géographes, tels que La France périphérique (Guilluy, 2014) ou Le Mystère français (Le Bras/Todd, 2013), attirent l’attention des pouvoirs publics et des média sur les zones de relégation sociale à la périphérie des villes. On semble redécouvrir le « rural » et ses jeunes, les territoires ruraux, la montée concomitante du vote jeune pour l’extrême droite. Il n’en demeure pas moins qu’une fois passé ces controverses et leurs effets par trop spectaculaires, la question des territoires ruraux et des jeunes qui y vivent est bien souvent annexée, voire oubliée, au profit des débats autour du développement urbain. La très récente mise en œuvre des contrats de ruralité par les pouvoirs publics (2016) au nom d’une « égalité territoriale » pourrait pondérer cette vision pessimiste de l’avenir des territoires ruraux, si elle ne se faisait pas dans un contexte, là aussi, de proximité avec l’échéance présidentielle et surtout dans une référence permanente avec les contrats de ville.
L’objectif de cet article sera donc de dresser un état des lieux qualitatif des modes d’habiter des jeunes dans les espaces ruraux. Cet article reviendra à questionner ce que nous observons dans les campagnes : les pratiques et les initiatives des jeunes de 15 à 25 ans. Cette observation est menée depuis une quinzaine d’années dans le cadre de participations à des projets locaux (en Dordogne et en Ariège), grâce à des enquêtes par entretiens semi-directifs, et elle s’intéresse aux campagnes marquées par une faible densité de population et une organisation plus diffuse des activités et des services.

Modes d’habiter et mobilité
Pour dresser cet état des lieux, ce triangle (figure ci-dessous), c’est-à-dire une dialectique qui rejoint d’un côté les représentations (les images, les valeurs, les perceptions), en fait ce qui est véhiculé dans le discours à propos de la ruralité, et d’un autre côté les pratiques des jeunes (leurs habitudes, leurs comportements, leurs actes, les usages). De cette dialectique entre représentations et pratiques pointe la construction du territoire, non pas le territoire administratif mais ce que physiquement, socialement, les jeunes construisent comme territoire et leur rapport avec celui-ci. En observant la dialectique entre représentations et pratiques, il devient possible de caractériser ce que sont ces modes d’habiter, ce que signifie pour les jeunes demeurer, travailler, circuler et vivre ensemble dans les territoires ruraux.
Cette approche géographique des modes d’habiter des jeunes a permis de mettre en évidence trois groupes ayant chacun une représentation des espaces ruraux et des pratiques qui les caractérisent.
Il y a en premier lieu une logique basée sur la proximité et le local, dans laquelle la mobilité est surtout quotidienne et résidentielle. Elle signifie que « bouger », c’est rester, investir le local, le proche, le connu. La mobilité permet de maîtriser un territoire local. La migration n’est pas identifiée par les jeunes comme un registre de la mobilité, à cause de l’attachement au local ou par peur. Elle ne fait pas partie de leur mode de vie. C’est ainsi que se délimite un territoire construit dans une dialectique entre enfermement local et circulation intense dans un périmètre local. Ce registre de mobilité n’est pas perçu comme tel par l’entourage des jeunes, ni par l’environnement institutionnel dans lequel ils évoluent.

« Il y a une véritable appétence de certains jeunes pour la ruralité. »

Il existe une deuxième logique dans laquelle la mobilité exprime un mouvement où deux lieux de résidence coexistent en complémentarité. La mobilité témoigne alors d’une alternance résidentielle, ponctuée par des déplacements fréquents entre leur lieu d’appartenance dans l’espace rural et leur lieu de résidence en ville. Ici « bouger », c’est articuler les localités, celles situées dans un espace d’origine et d’appartenance identitaire stable à la campagne, et celles situées en ville, lieu de réalisation sociale, investi par choix ou par nécessité. Ce mouvement entre deux types d’espace permet aux jeunes d’acquérir des formes d’indépendance partielles. Pour mieux vivre et tirer parti de l’incertitude de la jeunesse, ils mettent en place une décohabitation et jouent sur deux mondes différents.
Il est encore possible de distinguer une troisième logique dans laquelle la mobilité est mise au profit de la sédentarité. Elle est, dans ce cas, centrée sur la maison et mettant en relation de nombreux lieux éloignés les uns des autres, chacun correspondant à des rôles différents dans la vie quotidienne : le lieu de résidence, le lieu de travail, le lieu des loisirs et de la sociabilité, le lieu de la famille (la maison des parents et celle d’autres membres de la famille). La mobilité y est fonctionnelle, entièrement maîtrisée et mise au service d’un projet de vie, à savoir vivre chez soi à la campagne. Dans ce cas, « bouger », c’est partir et revenir et sert à s’installer. Cela représente le moyen de se différencier de la majorité des autres jeunes. La mobilité est une condition de réalisation d’un projet personnel d’ancrage dans des territoires ruraux qui ont pour les jeunes une dimension expressive. à bien des égards, les choix résidentiels et l’appétence pour la sédentarité de ces jeunes les rendent invisibles à l’heure du « tous urbains ».

Impératif de mobilité et aspiration à la sédentarité rurale
L’évocation des représentations et des pratiques montre que les modes d’habiter des jeunes ruraux ne peuvent être seulement interprétés comme la marque d’une désaffection pour la ruralité ; ceux-ci restent (quitte à se sentir piégés), reviennent, et/ou s’installent. Ils sont nombreux à concevoir la ruralité comme un lieu correspondant à leurs pratiques et leurs représentations, marquées par la tension entre l’impératif de mobilité et l’aspiration à la sédentarité rurale.

« Ils sont dans une perspective d'installation pour développer des projets de nature économique qui sont en adéquation avec leur projet familial. »

Depuis les années 2000, plusieurs travaux de sociologues et de géographes (Sencébé, 2004 ; Poulot, 2015 ; Barthe, Gambino et al, 2017) sur les modes d’habiter soulignent que les campagnes des villes tout comme les villes des campagnes sont majoritairement représentées et vécues comme rurales, et largement appropriées comme du rural. L’analyse de discours recueillis dans des travaux sociologiques souligne également une mise à distance physique, mentale et sociale de la ville, particulièrement bien décrit par Benoît Coquard dans son article « Paris ? Jamais de la vie ! » Ceci souligne un vécu des campagnes en décalage avec la posture dominante très urbanocentrée qui voit la progression et la diffusion constante de l’urbain dans tous les territoires. Cette grille de lecture des évolutions territoriales fait aujourd’hui le constat de leur disparition ou renvoie parfois les campagnes à la portion congrue du territoire ; elle se retrouve dans les découpages de l’espace en zonage en aires urbaines (ZAU) proposés par l’INSEE, qui enterre définitivement le « rural » comme catégorie d’espace. On conviendra que, dans ce contexte, en nous intéressant aux territoires ruraux, nous avons affaire à des espaces dont la trajectoire va vers une marginalisation dans les représentations dominantes.
Mais cette trajectoire coexiste avec une affirmation quotidienne et diffuse d’une identification à la campagne dans les modes d’habiter et les discours d’habitants. En particulier pour les jeunes lors de ce travail, on a pu constater que les campagnes et la ruralité sont clairement évoquées dans les discours des jeunes pour ce qu’elle représente. Il y a une véritable appétence de certains jeunes pour la ruralité, pour l’installation dans un lieu de vie, dans un cadre qui, de leur point de vue, ouvre des perspectives familiales, de relations de sociabilité, économiques également. Ils sont dans une perspective d’installation pour développer des projets de nature économique qui sont en adéquation avec leur projet familial. Également, elle est mobilisée car elle permet la protection. Elle donne un droit de retrait. Ce sont des espaces où l’on peut vivre caché. Cela correspond à cette expérience de la jeunesse qui est de vouloir être protégée tout en exigeant de la liberté.
Ce que je viens de dire peut-il continuer à être vrai à l’avenir ? C’est le cas si :
1- on parvient à reconstruire ou accompagner des modèles familiaux et sociaux, c’est-à-dire définir qui s’occupe des jeunes aujourd’hui. Dans le milieu rural, le monde associatif s’est véritablement affaibli dans l’accompagnement des jeunes. Qui s’occupe des jeunes ? Et de quels jeunes (des étudiants, des neets [ni étudiant, ni employé, ni stagiaire], de ceux qui travaillent) ?
2- les institutions au sens large se laissent déstabiliser par certains projets atypiques (on pourrait dire « locaux »). Des projets qui semblent peu viables économiquement mais qui correspondent à la vie d’une entreprise, qui est d’exister au moins trois ans pour être économiquement viable. Des institutions qui se laisseraient déstabiliser et qui feraient évoluer les pratiques d’accompagnement.
3- dans les territoires est garanti le développement d’infrastructures, de services appropriés qui correspondent à cette mise en œuvre de la mobilité, qui fait la part belle soit à l’installation, l’ancrage soit à la proximité qui est dans un registre proche du territoire et à cette logique de la circulation, de pouvoir aller partout et alterner.  

Mélanie Gambino est géographe. Elle est maître de conférences à l’université de Toulouse Jean-Jaurès.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018