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Né en 1948 dans une petite commune de la Loire, Roger Dextre vit essentiellement à Lyon. Après des études de philosophie à Lyon et Munich (germaniste, il traduira Hölderlin), il abandonne rapidement l’enseignement pour travailler en entreprise, puis avec des adultes handicapés, et enfin comme formateur de travailleurs sociaux. La rencontre avec des personnes handicapées sera une expérience très importante, par la confrontation à une parole différente, profondément singulière et à l’opposé de tout bavardage égotiste, comme le sera celle des participants aux ateliers d’écriture qu’il anime. Son œuvre compte aussi des livres réalisés avec des artistes (Madeleine Lambert, Bachir Hadji), des essais ou articles philosophiques (sur Maldiney, Heidegger). Il collabore avec des compagnies de théâtre.
Cet homme discret, modeste, embrasse cependant le monde entier dans ses textes (le travail, le langage, l’amour, la société), tout en évoquant souvent la simplicité d’instants quotidiens : la préparation d’un repas, un café, la course d’enfants derrière des pigeons. Il accorde une attention profonde aux êtres qui l’entourent, qu’il rencontre. Cette attention est nourrie par une observation très précise : « Les pieds sont mouillés/quand on reste sous la gouttière/ », les pantalons s’éclaircissent aux genoux, une vieille femme a des ongles durs, une poignée de fenêtre grince.
La nature est intensément présente, jusqu’à ses « moucherons à peine visibles », picturale, évoquée aussi avec une grande précision, dans ses couleurs notamment, comme celles, « violettes et safran des nuages du soir ».
Roger Dextre ne s’y évade pas. Le monde n’est pas idyllique : il note les « beaux lieux extasiés/ … occupés / par de riches skieurs, des financiers/ … », les tests osseux qu’on fait subir aux jeunes immigrés pour déterminer si on les renverra dans leur pays d’origine, les usines désaffectées de certains quartiers autrefois ouvriers de Lyon. Il écrit au milieu du monde, entouré de ses proches, de peintres, de musiciens. Et il écoute beaucoup de musique (religieuse entre autres), dont les thèmes, les rythmes, les tons, et leurs changements influencent son écriture.
Si pour lui la poésie ne peut se distinguer de la pensée, de la « volonté d’avoir une idée de ce qui se passe/ », il a conscience de notre parler « inhabile », qui vient buter sur des scènes « impossibles à raconter ». Car « suffit-il de nommer » ? Aussi reprend-il, corrige-t-il, de recueil en recueil, revenant sur les obstacles éprouvés, dans une passion libre et lucide qui donne sa dynamique à toute l’œuvre.

Katherine L. Battaiellie

 

 


Un bel instant
L’amour souvent
se découvre dans les cuisines.
Le rouge d’un poivron, l’autre vert,
comme oui et non
cuisant dans la marmite ;
un fruit qui dort,
la main qui le saisit,
la douceur de la voix,
l’habileté des gestes sur le fourneau :
Tout cela ensemble passe par tes yeux
dans l’heure si belle d’avant-midi,
dans ton ventre d’ivoire
caché sous le tablier.
Moi je regarde, interdit,
là, du bonheur
et puis après, avec le café,
le temps
préparé à la rêverie.

Le jour qui revient,
éditions La rumeur libre, 2021


Les usines de la Soie
à Ghislaine Chassine
et aux slameurs de la Tribut du verbe
Je suis passé au travers des usines
cassées
du quartier de la Soie ;
usines de tissage comme celles
de l’enfance.
Il n’y avait plus
le bruit des métiers à tisser,
les jardins étaient tranquilles ;
sur les chemins à midi et le soir,
quatre fois par jour, ne s’avançaient plus
tout seuls ou par deux, par trois, par quatre,
les ouvriers licenciés ou partis ailleurs
ou restés chez eux, on se le demandait.

L’obscur soudain,
éditions La passe du vent, 2014.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023