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Une lecture approfondie de Que faire ? nous apprend que la conception du parti développée par Lénine est loin d’être celle d’un parti autoritaire se substituant aux masses.

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Un point semble définitivement périmé chez Lénine : sa conception du parti. Cette thèse – cette évidence pourrait-on dire tant on se plaît à la répéter – est soutenue par exemple par Pierre Dardot et Christian Laval dans leur livre : Commun (La Découverte, 2015). Que disent-ils ? « On comprend mal l’histoire tragique de la bureaucratisation “soviétique” si l’on ne ressaisit pas la logique institutionnelle qui fait dès avant Octobre du parti le dispositif s’attribuant la légitimité de la “direction politique des masses” et ne laissant de place que fictive à la pluralité des organes propres des classes populaires (soviets, syndicats, coopératives). » La structure
partisane serait en soi autoritaire et expliquerait finalement les déboires ultérieurs de l’URSS. C’est la thèse classique de la substitution : le parti s’étant déjà substitué aux masses avant 1917, il n’est pas étonnant que le parti-État en ait fait autant après 1917. Pour justifier cette assertion, Dardot et Laval proposent un seul exemple : l’épisode de « l’opposition ouvrière » menée par Kollontaï, épisode datant de 1920. On voit aisément le problème : la situation qui devait illustrer la tendance autoritaire du parti dès avant 1917 date de 1920.

« Un parti dirigeant est un parti qui montre une voie, mais qui ne saurait commander, puisqu’il ne dispose d’aucun moyen de contrainte. »

Si l’on peine à trouver des exemples de la continuité d’une même logique, c’est que la différence entre l’avant et l’après 1917 est une différence de nature, gigantesque. On passe d’un parti force d’opposition à un parti au pouvoir disposant de l’appareil répressif d’État. Le parti, à la tête de l’État, a la possibilité de commander, c’est-à-dire d’utiliser la contrainte physique à l’encontre de ses propres membres et à l’encontre des masses. Un parti visant la conquête du pouvoir, un parti d’opposition donc, en est incapable. Comment pourrait-il commander aux masses ? Il ne peut qu’espérer les convaincre. Ce que Lénine n’a cessé de faire. On peut penser à la brochure Aux paysans pauvres (1903) qui tente de persuader les paysans de se rallier à la politique des révolutionnaires russes. Dans le livre qu’il consacre à Lénine (Le Club français du livre, 1960), Jean Bruhat écrit : « Jamais peut-être dans l’histoire, un chef révolutionnaire n’a été amené comme Lénine à définir en termes aussi simples et aussi clairs ses objectifs et les chemins qui lui semblaient les meilleurs pour y parvenir. Car il entend obtenir l’adhésion raisonnée de ceux qu’il veut entraîner. » À défaut de convaincre, et faute de pouvoir commander, le parti se retrouve isolé, sans prise sur l’histoire.
Il reste un argument pour tenter d’établir une continuité entre l’autoritarisme qui persiste après la guerre civile russe et le parti avant 1917. Argument très classique : toute l’URSS et ses violences seraient contenues dans Que faire ? publié en 1902. Ce livre théoriserait la domination des masses par le parti censé les représenter. Le parti y est qualifié d’avant-garde. Son rôle serait de diriger. Il présupposerait donc une méfiance à l’égard des masses et de leur mouvement spontané.
Il faut d’abord noter un glissement dans l’argumentation. Est affirmée en un premier temps la continuité dans les pratiques du parti avant et après 1917. Dans un second temps, et sans explication, la pratique d’après 1917 ne dériverait plus des pratiques d’avant 1917 mais d’une théorie de 1902. Admettons l’argument malgré son idéalisme patent.

Chez Lénine, une confiance absolue dans l’initiative populaire
La lecture de Que faire ? est-elle bonne ? On doit à l’historien Lars Lih de nous avoir fait redécouvrir ce texte en le réinscrivant dans son temps et en se gardant des lectures rétrospectives qui projettent sur le livre des choses qui n’y sont pas, à seules fins polémiques.
Lénine est-il méfiant à l’égard des masses ? Il s’agit pour sûr d’un « mythe », pour reprendre le mot de Lars Lih. Partout, ce qui domine clairement chez Lénine, c’est la confiance absolue dans l’initiative populaire. Ce thème est un fil rouge qui traverse toute son œuvre. En 1905, par exemple, on voit un Lénine enthousiaste : « La révolution est la fête des opprimés et des exploités. Jamais la masse populaire ne peut se montrer un créateur aussi actif du nouvel ordre social que pendant la révolution. En ces époques, le peuple est capable de faire des miracles » (OC, vol. 5, 111). Ce sont les masses qui créent activement, et non le parti. Et ce grand optimisme est une condition même de l’activité révolutionnaire de Lénine. Voici ce qu’écrit Lars Lih : « D’un côté, le puissant tsar, de l’autre, une poignée de révolutionnaires émigrés assis dans des cafés qui pensent pouvoir le renverser. Comment est-ce possible ? Vous ne pouvez le penser que si vous faites toute une série d’hypothèses optimistes : que les travailleurs sont prêts à y aller, qu’ils sont des révolutionnaires dévoués prêts à être arrêtés et à être remplacés par d’autres, que le journal arrivera et sera compris par les travailleurs, et ainsi de suite » (Lars Lih, « Scotching the Myths about Lenin’s “What is to be done” », 2010. Disponible à cette adresse : http://links.org.au/ node/1953. Traduit par F. G.). Sans cette grande confiance dans l’« initiative des masses » (autre expression de Lénine), Que faire ? n’aurait sans doute jamais vu le jour.

« Le parti doit proposer des perspectives pour dépasser les injustices et les maux dont les masses ont conscience et dont elles souffrent. »

Mais si tel est le cas, le propos de Lénine ne devient-il pas contradictoire ? Comment concilier cette foi en l’initiative des masses et l’idée de direction des masses, tant de fois répétée ? La contradiction disparaît si l’on se souvient que « diriger » a deux sens. Diriger signifie « commander », mais aussi « orienter dans un sens donné ». Prenons la métaphore militaire si souvent utilisée par Lénine, tant elle correspond à ce que vivent les militants révolutionnaires pourchassés par le tsar, à savoir l’avant-garde. L’avant-garde montre la voie mais ne commande pas ; le commandement revenant à l’état-major. Si Lénine parle à de (très) rares moments de « parti état-major », son image préférée demeure celle de « l’avant-garde ». Un parti dirigeant est un parti qui montre une voie, mais qui ne saurait commander, puisqu’il ne dispose d’aucun moyen de contrainte.
Une autre métaphore, que l’on trouve dans Deux tactiques de la social-démocratie (1905), reprend ce sens du mot « direction ». Le parti serait un phare « montrant, dans toute sa grandeur et dans toute sa beauté, notre idéal démocratique et socialiste, indiquant le chemin le plus court et le plus direct vers une victoire complète, absolue, décisive ». Le phare qui montre la direction suppose qu’un bateau soit en mouvement. Le phare ne crée pas le mouvement du bateau. De même, le parti ne commande pas le mouvement des masses. Son rôle est plus modeste : lui proposer une direction.

Pourquoi ne pas laisser s’exprimer la spontanéité des masses ?
Soit ! « Diriger » n’est pas ici « commander ». Mais vouloir « orienter », n’est-ce pas déjà problématique ? Pourquoi ne pas simplement laisser s’exprimer la spontanéité des masses ? Pourquoi ne pas seulement se contenter de l’épauler, de l’aider à s’épanouir ?
En réalité, c’est impossible. D’abord, ce qui se dit spontanément est souvent formulé de façon négative, c’est-à-dire sans nécessairement proposer de perspective. Il faut bien alors passer de la lutte contre à la lutte pour. Ensuite, la spontanéité n’est pas toujours suffisamment informée des autres expériences de luttes menées ailleurs. Si l’on ne veut pas recommencer chaque fois de zéro, il est absolument nécessaire de pouvoir bénéficier des expériences des autres luttes.

« Le parti doit enfin transformer les spontanéités multiples et éphémères en une force relativement unifiée et durable. »

Enfin et surtout, il faut se méfier des mots. « La » spontanéité, au singulier, n’existe pas. Comme telle, en effet, la spontanéité est toujours plurielle, hétérogène et contradictoire. Elle part dans de multiples directions (parfois contraires à l’émancipation) ; comment suivre une telle diversité ? Certains veulent abattre le tsarisme, d’autres se contenteraient d’une monarchie constitutionnelle, d’autres encore pensent qu’il suffirait de se débarrasser de quelques conseillers malveillants. Sans compter ceux dont la colère débouche sur l’antisémitisme. Il faut donc bien choisir les éléments de spontanéité qui sont pertinents. Cette sélection, nul ne peut y échapper. Pas même ceux qui refusent en théorie l’idée de direction.
Tout ceci définit la fonction de direction d’un parti politique. Le parti doit proposer des perspectives pour dépasser les injustices et les maux dont les masses ont conscience et dont elles souffrent. Le parti, s’il veut être efficace, doit synthétiser les tentatives d’émancipation faites ailleurs, il doit en faire la critique et conserver leur mémoire. Le parti doit enfin transformer les spontanéités multiples et éphémères en une force relativement unifiée et durable. Non pas donc nier les mouvements spontanés mais, pour reprendre Gramsci, les « hausser sur un plan supérieur », les transformer en « action politique réelle des classes subalternes ». 

Florian Gulli est philosophe. Il est responsable de la rubrique Dans le texte.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018