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Le populisme de gauche entend s’adresser aux électeurs séduits par le populisme de droite au lieu de les mépriser. C’est oublier que les logiques affectives qui sous-tendent ces deux espaces politiques sont très éloignées les unes des autres.

Dans un article du Monde la présentant le 26 décembre 2016 comme « la philosophe qui inspire Jean-Luc Mélenchon », Chantal Mouffe commente la politique française : « Marine Le Pen s’adresse à la douleur des classes populaires en leur disant que la cause de leurs problèmes, ce sont les étrangers. Il faut un autre discours en face qui se fasse sur la base de l’égalité. » C’est faire l’hypothèse que les mêmes émotions peuvent être retraduites en passant d’un populisme à l’autre ; autrement dit, qu’on pourrait ressentir la même chose, mais qu’on la penserait différemment, d’un bord idéologique à l’autre. On prendra l’hypothèse inverse : de l’extrême droite à la gauche de gauche, ce ne sont pas les mêmes affects. L’enjeu est bien sûr stratégique : les électeurs d’extrême droite ne sont pas des victimes dont il faudrait écouter la souffrance. Ce sont des sujets politiques, mus par des passions tristes, qu’il convient de combattre en s’appuyant sur d’autres sujets et d’autres passions.

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Les affects populistes
L’enquête ethnographique de Arlie Russell Hochschild dans les bayous de Louisiane sur le Tea Party, mouvement politique d’extrême droite, permet d’approcher ces affects populistes. Le « grand paradoxe » au cœur de l’analyse de la sociologue, c’est que ces enquêtés, des « petits Blancs », communient dans la détestation de l’État fédéral ; or c’est jouer contre leurs propres intérêts : en effet, ils auraient bien besoin de sa protection contre les grandes entreprises, en particulier en matière d’environnement. Dans le même temps, ce qu’ils reprochent le plus à l’establishment, tant social qu’institutionnel, c’est de favoriser ceux qui « leur passent devant dans la longue file d’attente du rêve américain », en « prenant de l’argent aux travailleurs pour le donner aux oisifs » : « Je n’aime pas que l’État paie des mères célibataires pour avoir plus d’enfants, et je suis contre la discrimination positive. » Tout se passe comme si les élites préféraient les « profiteurs » – pauvres ou minorités – aux bons Américains.

« Les populistes de droite défendent le peuple contre une élite qu’ils accusent de protéger un troisième groupe constitué d’immigrés, de musulmans, de militants noirs. »
John B. Judis

On comprend dès lors l’efficacité d’une politique des passions qui donne forme et voix à leur ressenti, et en l’occurrence à leur ressentiment. C’est le triomphe de Donald Trump, qu’on continuera de ne pas comprendre tant qu’on ironisera sur l’irrationalité de la « post-vérité » : il parle aux tripes. Encore ne faut-il pas s’y tromper : il n’y a pas que les pauvres qui ont ce sentiment d’être devenus, comme les enquêtés d’Arlie Russell Hochschild, « des étrangers dans leur propre pays ». Le ressentiment n’est pas une propriété de classe, réservée à ce qu’on appelle avec mépris le white trash ; en réalité, on le rencontre pareillement chez les riches : il est interclassiste. Donald Trump lui-même ne se fait-il pas le champion de l’anti-élitisme ? Or ce parti du ressentiment vient de renverser la table aux États-Unis : c’est Paul Krugman, emblème des élites libérales, qui intitule son billet, le soir de l’élection : « Notre pays inconnu »…

Deux populismes
John B. Judis nous fournit pour sa part les éléments d’une typologie qui aide à mieux appréhender les résultats de cette enquête sociologique. Selon lui, il existe deux populismes distincts, représentés par Bernie Sanders et Pablo Iglesias d’un côté, Donald Trump et Marine Le Pen de l’autre. Cependant, ils ne diffèrent pas seulement par leurs idées ; leur structure est fondamentalement différente. « Le populisme de gauche défend le peuple contre une élite ou l’establishment. C’est une politique verticale où le bas et le milieu se liguent contre le haut. Les populistes de droite défendent le peuple contre une élite qu’ils accusent de protéger un troisième groupe constitué d’immigrés, de musulmans, de militants noirs. Le populisme de gauche est binaire. Le populisme de droite est ternaire. Il regarde vers le haut, mais aussi vers le bas, dans la direction d’un groupe exclu. » Autrement dit, il suffirait d’ajouter ce troisième terme pour que le populisme de gauche bascule à droite, mais il faudrait le retrancher pour que le populisme de droite vire à gauche.

« Les électeurs d’extrême droite ne sont pas des victimes dont il faudrait écouter la souffrance. Ce sont des sujets politiques, mus par des passions tristes, qu’il convient de combattre en s’appuyant sur d’autres sujets et d’autres passions. »

Cette différence structurelle expli­que en fait qu’il n’y ait pas de pas­se­relle entre les deux, pas de « gaucho-lepénisme » à l’envers : on voit ici l’importance théorique de ce débat de spécialistes de science politique sur l’interprétation des données empiriques. Les électeurs de Donald Trump n’auraient pas voté pour Bernie Sanders ; ceux de Marine Le Pen ne voteront pas pour Jean-Luc Mélenchon. C’est une question d’affects. Le ressentiment ne se retourne pas en révolte, pas plus que l’indignation ne se renverse en rancœur. C’est qu’il y a deux types de passions distinctes, et même opposées, selon Gilles Deleuze lecteur de Spinoza : celles qui augmentent ma puissance d’agir, et celles qui la diminuent. Le ressentiment qui la réduit fait partie de celles-ci ; la révolte qui l’accroît de celles-là. Le plomb vil de la rancœur ne va pas se changer en or pur de l’indignation.

Éric Fassin est sociologue. Il est professeur de sociologie à l’université Paris-8.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018