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Malgré les nombreuses intimidations, de nouvelles formes de solidarité se sont progressivement constituées et démultipliées depuis 2015.

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Face aux mortelles conséquences des politiques migratoires européennes, en Méditerranée, dans les Balkans ou ailleurs, on entend souvent dire que l’Europe est en train de perdre ses valeurs. Oui, il y a en 2019 plus de morts, plus de violence et de brutalité, y compris dans les discours officiels ; mais il y a longtemps que ces « valeurs » ne s’incarnent plus que dans les « grands textes » fondateurs de l’Union européenne, sans cesse bafoués par la commission, les États membres eux-mêmes, et les agences, telle Frontex. C’est au moins depuis 2004 et le début de la politique d’externalisation que l’UE mène une guerre aux migrants.

« Ces groupes d’activistes, de citoyens, de maires, etc. se constituent de plus en plus en réseaux nationaux ou avec le reste de l’Europe. »

Mouvements de solidarité
La violence du contrôle qui s’exerce sur toute la trajectoire des personnes en migration rencontre pourtant des résistances. Les mouvements de solidarité se sont multipliés depuis le « long été des migrations » de 2015. Plus que leur nombre,
ce qui compte, c’est que ces groupes d’activistes, de citoyens, de maires, etc., se constituent de plus en plus en réseaux nationaux ou avec le reste de l’Europe, pour échanger leur expertise, appeler au soutien d’initiatives, bref faire émerger ces communs issus des mobilisations autour de l’accueil des migrants, en dépassant les dynamiques simplement humanitaires et d’assistance.
Donnons quelques exemples de ces solidarités. En Belgique, en janvier 2018, les riverains du parc Alexandre à Bruxelles forment une chaîne pour empêcher l’arrestation des migrants. Dans la vallée de la Roya, l’agriculteur Cédric Herrou, appuyé par tout un comité, guide et accueille, malgré de multiples inculpations, les migrants venant d’Italie ; à Briançon citoyens et professionnels de la montagne se mobilisent ; tout comme dans le Calaisis, depuis 2003, citoyens, activistes et associations travaillent pour et avec les migrants. À Athènes, en avril 2016, des activistes ont ouvert les cent dix chambres de l’hôtel désaffecté City Plazza, et ont accueilli jusqu’à trois cent soixante-cinq migrants, où le travail a été organisé en commun.

Résistance aux mesures d’intimidation
La violence du contrôle s’exerce sur ces pratiques de solidarité, qui sont de plus en plus criminalisées. L’un des derniers exemples en France étant les « 3+5+2 » activistes inculpés à Briançon, et au-delà de multiples formes de poursuites ou d’intimidation sont exercées (voir le dossier Délit de solidarité du Groupe d’information et de soutien des immigrés [GISTI]). Aux États-Unis, les volontaires qui déposent dans le désert texan des bidons d’eau ou guident des migrants risquent eux aussi l’inculpation. Des différentes organisations non gouvernementales qui opéraient en Méditerranée, très peu sont encore en activité. Ces dernières années, elles ont fait l’objet d’attaques incessantes de la part de l’Italie, d’agressions de la part des gardes-côtes libyens, de refus d’accostage dans les pays riverains de la Méditerranée. Malgré les accusations de complicité avec les passeurs, de nouveaux groupes se lèvent régulièrement pour porter secours aux migrants en mer. La plus récente initiative est celle de Mediterranea Saving Humans, un réseau de citoyens, activistes et élus, qui a affrété un bateau sous pavillon italien pour dénoncer et tenter d’empêcher les violations du droit de la mer.

« Plutôt que d’assigner les migrants aux catégories – héros ou victimes –, il y a lieu de les considérer comme des sujets. »

En Italie toujours, de très nombreux maires ont officiellement déclaré ne pas vouloir mettre en œuvre le « décret sécurité » du ministre de l’Intérieur Matteo Salvini qui aurait entre autres pour conséquence de priver les demandeurs d’asile de nombreux droits. En janvier 2019 ils étaient plus d’une centaine.

Mobilisations des migrants
La résistance est bien sûr aussi et d’abord celle des migrants eux-mêmes. Pour ne parler que de la période la plus récente, on peut évoquer des mouvements comme celui des migrants du centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CARA) de Mineo, en Sicile, qui en novembre 2018 occupent les routes pour protester contre la diminution des sommes allouées, en particulier pour se déplacer. En Grande-Bretagne à Yarl’s Wood les femmes lancent une grève de la faim, en novembre 2018, pour protester contre la durée indéterminée de la détention et les expulsions. En janvier 2019, les migrants enfermés dans les centres de rétention français d’Oissel, de Vincennes et du Mesnil-Amelot se mobilisent, parfois en entamant des grèves de la faim, contre leurs conditions de vie et les violences policières. À Paris, des travailleurs irréguliers se mobilisent pour leurs droits : en 2014 les « coiffeurs » du boulevard de Strasbourg, en 2017 les employés de Burger King, en octobre 2018 ceux de l’hôtel Park Hyatt Paris-Vendôme, et obtiennent (un peu de) justice. Hors d’Europe aussi, on observe divers mouvements de migrants. Par exemple, au Mali, l’association des Maliens expulsés se mobilise depuis 1996 pour l’accueil et l’information des nouveaux expulsés.
Les résistances spécifiques qui pointillent le territoire de l’UE composent un tableau plus large, qui nous dit que la migration elle-même est déjà une lutte, l’expression d’une revendication : celle du droit au mouvement, à arpenter de nouveaux espaces, à inventer de nouvelles temporalités. De nouvelles formes de solidarité se sont progressivement mises en place et démultipliées depuis 2015, pour essayer de faire converger les mobilisations « des » migrants et « pour » eux, vers une articulation plus complexe et connectée.
Plutôt que d’assigner les migrants aux catégories – héros ou victimes –, il y a lieu de les considérer comme des sujets. Des sujets qui interrogent sur des questions universelles : quels liens doivent exister entre les humains et les territoires ? De quelle manière voulons-nous habiter la planète ?

Isabelle Saint-Saëns est membre du comité de rédaction de la revue Vacarme.