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« Le décisif, politiquement, n’est pas la pensée privée mais, comme Brecht l’a exprimé une fois, l’art de penser dans la tête des autres ». Walter Benjamin, Essais sur Brecht.

l y a des faits que la politique ne semble plus pouvoir s’autoriser à repenser. Indéniablement, la question de « l’accueil des gens du voyage » en est. Plusieurs raisons à cela : la difficulté d’appréhender la question dans toutes ses acceptions, la méconnaissance des personnes visées, le parti pris des acteurs en présence mais aussi et c’est certainement le plus important, la croyance en un texte d’équilibre.
Les lois Besson de 1990 et 2000 sont rarement remises en cause, tant l’esprit de ces textes apparaît novateur, en arguant d’un équilibre entre les droits et les devoirs des parties en cause. Les « voyageurs » obtiennent une certaine protection de leurs droits, par l’accès à des lieux dédiés à leur accueil. En trente ans, près de trente mille places d’accueil ont été créées : aires d’accueil permanentes (pour le petit passage), aires de grand passage et terrains familiaux (pour les « gens du voyage sédentaires »). Quant aux collectivités, elles ont l’obligation de réaliser des espaces d’accueil prévus dans les schémas départementaux. En contrepartie, elles obtiennent des prérogatives élargies en matière d’expulsion des personnes installées, en situation d’illégalité.
En pratique, cet équilibre est trompeur. Pour les « voyageurs », peu de droits, beaucoup de devoirs, dont le principal : vivre là où les gadjé le décident, sous peine d’amendes et de sanctions pénales. Du côté des collectivités, seulement 70 % des lieux prévus ont été réalisés du fait de l’impopularité de ces projets dans l’opinion publique et d’un « antitsiganisme » bien ancré en Europe. Le cadre juridique qui encadre les devoirs des collectivités permet à ces dernières de faire jouer le temps en leur faveur, par de nombreuses dérogations, et en l’absence de contraintes pénales.
Surtout, et c’est ici que le bât blesse, les lois Besson ont participé à la création du plus grand système d’encampement d’Europe. Expliquer tout cela en quelques lignes n’est pas simple, alors j’en appelle à l’efficace, à la dialectique aussi, aux imaginaires autorisés par la dystopie, qui permettent de donner un sens aux réels.

« Pour les “voyageurs”, peu de droits, beaucoup de devoirs, dont le principal : vivre là où les gadjé le décident, sous peine d’amendes et de sanctions pénales. »

La communauté des gens-du-sur-place
Imaginons donc une société où l’itinérance serait le mode de vie majoritaire, une société où la minorité qu’on appellerait « communauté des gens-du-sur-place » serait astreinte à des lieux déterminés dans les villes pour sa résidence. Pour les plus précaires, on construirait un ensemble de petites maisons en dur rassemblées dans un même lieu, que l’on nommerait « aire d’habitat des gens-du-sur-place ».
Le racisme subi par les gens-du-sur-place induit un rejet de la société majoritaire, celle qu’ils appellent la « société itinérante ». Ces gens qui vivent autrement effraient, ils ne bougent jamais. Cette immobilité est suspecte. Ils ont des mots à eux, que l’on ne comprend pas. Dans notre société de l’itinérance, qui reste néanmoins attachée à la valeur argent et la réussite collective, on a du mal à comprendre l’individualisme de ces gens.
Malgré leur prise en compte, certes contraignante, dans une catégorie administrative, force est de constater qu’après des années à tenter de les inciter au voyage, le compte n’y est pas. Si une majorité abandonne son mode de vie, un nombre non négligeable  continue à vouloir vivre de manière sédentaire.
Pour les « gérer », une loi les contraint à vivre regroupés, loin de nous, dans des lieux éloignés de nos lieux de vie. Des gardiens itinérants, à l’entrée de chaque « aire d’habitat », installent leur caravane et, à tour de rôle, sont chargés de surveiller les gens-du-sur-place et de s’occuper d’eux. Santé, éducation, travail, l’objectif est que ces gens accèdent à la civilisation moderne et s’en sortent. Des mécanismes leur permettant d’être présents dans nos instances politiques sont mis en œuvre. Bien sûr, ils n’interviennent pas directement, ils sont représentés le plus souvent par des associations qui les défendent et qui sont composées à 100 % d’itinérants, amis des gens-du-sur-place.

« L’ encampement »
Le phénomène d’« encampement » du système d’« accueil des gens du voyage » en France ne peut se comprendre sans réinterroger la narration du réel majoritaire exprimé dans les textes juridiques. L’anthropologue Michel Agier, dans son ouvrage Un monde de camps, aborde « l’encampement » comme « une des formes de gouvernement du monde, une manière de gérer l’indésirable ». Et c’est aussi ça « l’accueil des gens du voyage » : gouverner et gérer l’indésirable.

« À l’heure du confinement, les effets catastrophiques de ces concentrations de population se font sentir. »

Lorsque l’on naît gens du voyage, on est catégorisé par le droit administratif. Créée en 1969 la catégorie « gens du voyage » succède au statut de « nomade » de 1912. Forme déguisée de catégorie ethnique, elle ne correspond en rien à la diversité des collectifs qu’elle englobe. Les gens qui y sont inclus sont perçus à tort ou à raison comme des « Tsiganes ».
L’imaginaire positif de l’accueil cache une réalité plus complexe : l’accueil ne se confond pas avec l’hospitalité. Une surface goudronnée, sans arbres, quelques robinets dans les plus anciennes aires, des blocs sanitaires dans les plus neuves. À l’entrée une maison, avec des portes blindées et des barreaux aux fenêtres, celle du gestionnaire- gardien ! Celui-ci devrait entretenir les communs, servir d’intermédiaire entre l’administration et les « gérés », mais il est le plus souvent occupé à surveiller, sans aucune condescendance. Il n’est pas rare de recevoir une mise en demeure en cas de non-respect du règlement intérieur de l’aire. Tout comme les gardiens, les travailleurs sociaux agacent. Ils se veulent parfois civilisateurs, et les « voyageurs » pour beaucoup se sentent enfermés, à l’écart, surveillés et soumis à l’autorisation de ces détenteurs de l’autorité pour sortir et pour entrer sur le terrain.

Le vécu
« J’ai 75 mètres carrés au sol, quand j’installe ma caravane, celle des petits et le camion pour travailler, c’est vrai qu’il ne reste plus beaucoup d’espace. Je paye environ 110 euros par semaine pour cette place de parking clôturée. L’accès à l’énergie est plus onéreux que dans la rue des sédentaires d’à côté, les loyers augmentent de manière subite de plus de 30 % pour nous forcer à partir. Je n’ai pas accès aux aides (APL, ALS) : je ne suis pas considéré comme locataire, mais comme occupant.
« J’occupe la place que l’on veut bien que j’occupe. Ici, l’aire est située au bord de l’autoroute, derrière la déchetterie, entre un site Seveso, une carrière de pierre et un terrain de motocross. Le bruit est infernal, ça pue ! Les vibrations m’empêchent de penser, de dormir parfois. La poussière s’infiltre partout. Ici, les gens sont malades. les rats courent, pullulent. Je n’ai d’ailleurs jamais vu d’aire d’accueil sans rats. L’espérance de vie des gens du voyage est inférieure de quinze ans à celle de la moyenne nationale. On dit toujours : “Si tu ne trouves pas l’aire, cherche la déchetterie”. Environ 80 % des aires sont situées en dehors des zones habitées, plus de 60 % sont soumises, comme ici, à des nuisances environnementales et industrielles.
« Les industriels profitent des terrains à l’écart de la ville pour y faire leurs dépôts sauvages. L’année dernière, ce fut plus d’une tonne d’amiante, à seulement quelques mètres de chez nous. Plus récemment, lors de l’explosion de l’usine Seveso [Lubrizol] à Rouen, nous sommes restés trois jours enfermés dans nos caravanes. Nous n’avons pas eu le luxe d’un local de confinement. Personne n’est venu, sauf pour encaisser le paiement du loyer quatre jours plus tard.

« De la compréhension et de l’écoute,et tout simplement accepter le réel des autres. »

« Les sédentaires ne sont bien évidemment pas traités de la même manière. Ils ont accès aux confortables aires de camping-car, interdites aux gens du voyage. De toute façon, nous n’avons pas le droit de stationner nos caravanes plus de trois mois par an sur nos propres terrains ! En dehors de ces derniers, nous sommes ostracisés. Dans l’Aisne, il n’y a que huit aires pour tout le département, autrement dit nous sommes refusés dans 99,75 % des communes, nous ne pouvons pas vivre où nous le souhaitons. Sur le plan national, seules 2 % des communes acceptent les gens du voyage, dans la limite du peu de places disponibles. En Seine-Saint-Denis, cela fait longtemps qu’il n’y a plus de places. Pourtant nous sommes 300 000 en France, l’équivalent d’une ville comme Nantes.
Le voyage n’est plus possible. Nous sommes la cible des agriculteurs, des mairies, des média, sans jamais que notre voix soit entendue. Les lois et les contraintes économiques du système d’accueil ont largement contraint nos modes de vie. Nous avons appris à vivre et à être rémunérés en voyageant : en nous sédentarisant, ils nous appauvrissent. »
Vus, entendus et vécus, ces réels je les côtoie au quotidien. Partout je rencontre des voyageurs qui partagent ces conditions et ces traitements indignes. L’encampement est une réalité. Qu’ils soient en Seine-Maritime, dans le Nord, les Vosges, le Var, le Tarn, l’Ain, en Seine-et-Marne ou ailleurs, Édouard, Laura, Roland, Vanessa, Madeleine, Tony, Cindy ou Linda vivent des réels similaires. À l’heure du confinement, les effets catastrophiques de ces concentrations de population se font sentir ; comment se confiner dans des aires ou des terrains précaires ? Les voyageurs, manouches, rroms, sintés, yéniches, gitans, payent déjà un lourd tribut.
Un autre système peut exister, permettre à tout le monde de vivre ensemble. Des lieux plus nombreux, mieux situés, cogérés, dotés d’instances de représentation réelle, avec un accès au crédit et à l’assurance simplifié sont réalisables. Il suffit d’un juste compromis dans le respect de toutes les parties, calibrant les pouvoirs et contre-pouvoirs. De la compréhension et de l’écoute, et tout simplement accepter le réel des autres.

William Acker est juriste.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020