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Une rentrée littéraire très ouverte sur le monde tel qu’il va. Ce qui n’a pas l’heur de plaire aux gourous de la droite.

Il y a bien des manières d’évoquer la rentrée littéraire, ce rituel national sans égal dans le monde. On peut souligner son côté marchand, la mise en mouvement (dès le printemps) de l’énorme ma­chi­nerie de l’édition, contrôlée pour l’essentiel par deux milliardaires déjà omniprésents dans les médias, concurrents et complices, Lagardère et Bolloré (et regretter au passage le peu de place laissée aux « petits » éditeurs, qui jouent pourtant un rôle formidable). On peut redire le côté quelque peu sacrificiel de cette épreuve puisque, sur plus de cinq cents ouvrages, un dixième à peine sera remarqué, aura les honneurs de la presse, pourra se retrouver dans les sélections des prix, voire primé. On peut saluer le monde de la diffusion, des libraires aux bibliothécaires/médiathécaires, tous si stratégiques.
On peut aussi tout simplement se féliciter de ce grand rendez-vous annuel de l’imaginaire français (et mondial car près de cent cinquante ouvrages sont des traductions).

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Pour cette rentrée 2021, les premiers commentateurs commençaient à dire (dès le printemps) que cette littérature allait être « légère », car le public aurait besoin de décompresser, il fallait compenser la noirceur du temps. Puis on nous assura qu’il n’y avait pas de thème dominant cette année. Erreur. Cette production littéraire 2021 est très à l’écoute du monde comme il va (mal).
Le thème de la famille est naturellement présent, la recherche du père singulièrement, père effacé, père détesté, père adulé. Que serait la littérature sans cet objet ? Une bonne quinzaine d’ouvrages explorent ce territoire. Voir Jean-Baptiste Del Amo, Le Fils de l’homme (Gallimard), prix FNAC, Sorj Chalandon, Enfant de salaud (Grasset) ou Marie Nimier, Le Palais des orties (Gallimard). Les biographies romancées ou exofictions se portent bien (sur Chevrolet, Drumont, Mozart, Essenine ou Murnau, par exemple). L’actualité de la pandémie est au programme avec une mention particulière à Éloi Audoin-Rouzeau, qui imagine dans Ouvre ton aile au vent (Phébus) un monde où, suite au virus, les libertés sont mises à mal.
Mais deux thèmes sont particulièrement présents : l’écologie et le féminisme. L’écologie : des écrits parlent de l’effondrement, sur un mode dystopique ou celui du roman d’aventures, avec un clin d’œil au « retour à la terre » (évocation du monde paysan, de la ruralité). Dans Climax de Thomas B. Reverdy (Flammarion), il est trop tard pour sonner l’alarme ; entre plate-forme pétrolière qui explose et glacier qui s’affaisse, la fin du monde est là.

« Écrire c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en pleine forêt. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mesurer l’épaisseur de l’ombre. » William Faulkner.

L’enjeu féministe est aussi souvent mis en scène. La revue Livre hebdo écrivait cet été : « La déferlante féministe se poursuit dans le monde de l’édition. Dénoncé pour son sexisme, le secteur du livre ne se laisse pas faire. Les titres évoquant le combat, l’histoire, la liberté ou l’amour autour du sexe féminin marquent la rentrée littéraire 2021. » Cette thématique est déclinée sur plusieurs modes : effacement du rôle des femmes dans l’histoire, couple et emprise psychologique, violences. Delphine Coulin dans Loin, à l’ouest (Grasset) parle du destin de quatre femmes d’une même famille sur plus d’un siècle. Leurs histoires révèlent le poids qui pèse sur elles et comment la puissance de l’imagination peut être salvatrice. C’est encore le thème de l’emprise (sexuelle, sociale) avec La fille qu’on appelle de Tanguy Viel (Minuit), dont la phrase méticuleuse, obsessionnelle, nous plonge dans le mécanisme mental de ses personnages. Dans Son empire de Claire Castillon (Gallimard), une mère célibataire rencontre un homme qui la subjugue, et sa fille, âgée de huit ans, observe l’aliénation progressive de sa mère. Voir aussi Tout ce que dit Manon est vrai de Manon Fargetton (Héloïse d’Ormesson).
Dans Violence(s), de Paule Andrau (Maurice Nadaud), des femmes, désignées par de simples lettres, transmettent leur expérience de l’humiliation, de la torture, du viol, des sévices physiques et psychiques, ou encore du meurtre. La narratrice de Parle tout bas d’Elsa Fottorino (Mercure de France) porte plainte pour viol mais l’affaire est classée sans suite. Douze ans plus tard, un suspect est arrêté pour d’autres faits, et la jeune femme, enceinte de son deuxième enfant, doit témoigner au procès. On peut encore mentionner Les Garçons de la cité-jardin de Dan Nisand (Les Avrils).

Un coup de cœur
Ajoutons ici notre coup de cœur : Rêver debout de Lydie Salvayre (Seuil). Ce roman prend la forme de quinze lettres adressées à Miguel de Cervantes et l’autrice y rend un vibrant hommage à Don Quichotte. Dans ce personnage volontiers ramené à une sorte d’hurluberlu, elle voit une immense figure de révolté, un total anticonformiste, la figure même de la bonté, de l’insoumission, du courage. Au fil des lettres, elle décline ces différentes qualités. Rêver debout est un roman manifeste, une manière de fustiger les soumissions à la mode et d’appeler à l’insubordination. Un pamphlet littéraire, un texte politique, une réflexion inspirée sur la littérature, le lyrisme et le réalisme.
La droite et ses gourous ne semblent pas apprécier ce qu’ils considèrent comme une « politisation » hors de propos. L’inévitable Alain Finkielkraut considère même, dans son nouveau livre L’Après littérature, que la littérature a disparu. Tel quel. « Néoféministes ou antiracistes, les nouveaux censeurs dictent leur morale aux œuvres du passé relues à l’aune d’une grille de lecture identitaire opposants dominants et dominés. » (Le Figaro, 9 septembre). À cette vision sectaire, nous opposerons cette citation autrement plus dialectique de William Faulkner : « Écrire c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en pleine forêt. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mesurer l’épaisseur de l’ombre. »

Gérard Streiff est écrivain.


Aussi, en même temps que je simule ma colère (comment pourrais-je avoir l’impertinence et le mauvais goût de vous chapitrer, vous qui, en abolissant d’un coup la vieille littérature par amour de la littérature, avez en quelque sorte inventé le roman), je vous baise les pieds pour avoir conçu cette figure espagnolissime, animée d’un culte de l’honneur espagnolissime, cette figure qui, si l’on croit à l’esprit des peuples, personnifie à elle seule toute l’Espagne (jetez-moi au feu ces castagnettes ou laissez-les aux touristes nippons), cette figure fantasque, solitaire, ingénue, ingénieuse, cette figure poignante, pathétique parfois, mais jamais amère et souvent drôle à son insu, cette figure au grand cœur, irréductible à tout modèle, cette créature d’innocence qui nous redonne un peu de notre esprit d’enfance, cette créature de poésie dont les élans vers l’impossible restent toujours les nôtres ; cet étranger au monde qui en le découvrant se découvre lui-même, cet intrépide qui, par sa liberté, nous donne la mesure de celle qui nous manque.
Lydie Salvayre, Rêver debout, p. 174.

Cause commune • novembre/décembre 2021