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Réinterroger l’articulation « je/nous », centrale dans la sociologie des individus depuis Norbert Elias, avec l’hypothèse à vérifier d’une progression du « je » depuis les années 1970.

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Le je, l’entre-soi, le nous dans les classes populaires 

Sous la direction de Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet et Gérard Mauger, Editions du Croquant, 2023

Après des années à la tête de la rubrique « Critiques/Lire », Marine Miquel a décidé de passer le relais. Je voulais la remercier pour tout le travail accompli et en profiter pour lui faire un petit clin d’œil à travers ce compte rendu. En effet, dans le numéro 32 de Cause commune, Marine avait évoqué La France d’en bas. Idées reçues sur les classes populaires, un ouvrage codirigé par Olivier Masclet, sociologue à l’université de Limoges. L’ouvrage revenait entre autres sur la constitution d’un « vaste salariat subalterne » comme groupe central des classes populaires, et Marine soulignait que la grande « moyennisation » prophétisée dans les années 1980 n’avait pas eu lieu, le clivage de classe n’ayant pas disparu, les rapports de force et de pouvoir entre groupes sociaux s’étant simplement déplacés. Le mouvement des gilets jaunes a eu notamment le mérite de rappeler aux élites l’existence de ces groupes sociaux dominés, et pourtant centraux par leur place dans l’appareil productif.

Quels groupes populaires ?
Olivier Masclet est à nouveau le codirecteur, avec Marie-­Hélène Lechien et Gérard Mauger, d’un ouvrage collectif consacré à la sociologie des classes populaires. Même s’il semble qu’une partie des sociologues étudiant ces groupes sociaux regrette l’ambiguïté du terme « classes populaires » (qui gommerait la connotation politique contenue dans le concept de « classe ouvrière »), tous les articles rassemblés choisissent de l’utiliser, afin de désigner cette moitié de la population active, celle qui est composée des ouvriers et des employées (terme de plus en plus accordé au féminin, puisque plus de 80% des employés sont des femmes). Dans son article, Séverine Misset rappelle qu’en 1998, Olivier Schwartz, figure importante de la sociologie des classes populaires en France, avait proposé quelques critères permettant de caractériser plus finement les individus appartenant à ces classes, au-delà de l’appartenance aux groupes des employées et des ouvriers : position subalterne dans le travail, éloignement vis-à-vis de la culture légitime, et faiblesse relative des ressources économiques. Dans l’article qu’il consacre ici à l’usage de la télévision au sein des classes populaires, Olivier Masclet fait référence aux enquêtés issus de ces groupes, en reprenant une division de ceux-ci en strates « pauvre » (allocataire du RSA, ouvriers intérimaires...), « petite-moyenne » (employés administratifs du public...), et « médiane » (couple formé d’un maçon et d’une aide à domicile, un autre d’une femme de ménage et d’un chauffeur poids-lourds...). Cette combinaison d’éléments descriptifs permet donc d’approcher au mieux les sujets de l’étude. Il est d’ailleurs notable que de nombreux articles du livre utilisent un matériau commun : une enquête collective financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR) Le Populaire aujourd’hui entre 2014 et 2018, constituée d’entretiens approfondis et de monographies de ménages issus des classes populaires.

Y a-t-il toujours eu des « je » ouvriers et populaires ?
Quel est maintenant l’objet de cet ouvrage ? Il s’agit de réinterroger l’articulation « je/nous », centrale dans la sociologie des individus depuis Norbert Elias, avec l’hypothèse à vérifier d’une progression du « je » depuis les années 1970. Par « je », il faut entendre l’objet de l’individualisation, l’ego, et Gérard Mauger consacre un dense article final à l’évolution de la conception de l’individu chez les sociologues. Le « nous » est l’espace du collectif, par exemple de la classe sociale, et Olivier Schwartz dans son article (« Des individus dans l’ancienne culture ouvrière ? ») rappelle que la sociologie classique de la classe ouvrière (Richard Hoggart, Pierre Bourdieu, Michel Verret, Gérard Noiriel...) avait tendance à souligner l’inscription du « je » dans le « nous » comme caractéristique des groupes populaires. Enfin, « l’entre-soi » désigne l’ensemble des individus avec lesquels le sujet entretient des relations (c’est l’espace de la sociabilité).

« Le monde ouvrier relativement unifié autour d’un “nous” plutôt masculin des ouvriers de l’industrie, s’est transformé en un monde populaire beaucoup plus éclaté, de plus en plus composé d’employées, des services aux particuliers et du soin aux autres. »

Pour Richard Hoggart, figure tutélaire de la sociologie des classes populaires régulièrement convoqué dans l’ouvrage, la spécificité de ces groupes sociaux est que l’ « entre-soi » y serait confondu avec le « nous », par la force du pouvoir d’exclusion (en 1957 dans La Culture du pauvre, éditions de Minuit, 1970, Hoggart théorisait l’opposition d’un « nous » populaire, celui de la classe ouvrière, face à « eux », le monde des autres, intériorisation d’une exclusion qui est elle-même le produit des conditions de vie). Une des questions classiques de la sociologie des classes populaires est donc de se demander s’il y a toujours eu des « je » parmi les ouvriers et les employés.
Or tout l’intérêt de l’ouvrage est de confronter cette idée de l’inscription du « je » dans le « nous » à la réalité des classes populaires aujourd’hui. Ainsi, l’article d’Olivier Masclet porte sur « l’attention oblique », concept en apparence « hoggartien » (en réalité forgé par le traducteur Jean-Claude Passeron à partir du texte original) désignant l’absence d’identification des individus à ce qui est lu ou à ce qui est regardé (une forme de « consommation nonchalante » pouvant résister aux messages des médias). Par exemple, la télévision étudiée par Masclet qui la présente comme un « invité permanent » dans les foyers des classes populaires (30% des employés regardent la télévision plus de 20 heures par semaine quand c’est 8% des cadres), mais l’auteur avance que cela ne relève pas forcément d’un « nous » commun aux ouvriers et aux employés : il y a du « je » dans l’usage populaire de la télévision, par l’appropriation individuelle des programmes, grâce au multiéquipement (25% des ouvriers ont plus de trois postes) qui permet un usage personnel, et non familial, de la télévision. Celle-ci est aussi un moyen d’ « échanges symboliques entre classes sociales » (attrait pour une vie supérieure face à la sous-qualification professionnelle...).

Un « nous » populaire définitivement défait ?
Pour Olivier Schwartz, la culture ouvrière traditionnelle est présentée comme celle où « l’individu s’inscrit pleinement dans son groupe », autrement dit où le « je » est inscrit dans le « nous ». Si son maître-ouvrage Le monde privé des ouvriers (PUF, 1991) avait tendance à s’inscrire dans cette conception, il reconnaît lui aussi la possibilité d’écarts au groupe, notamment par les loisirs (il travaille l’exemple de la colombophilie des ouvriers du Nord, avec à la fois une dimension collective, et un aspect solitaire de « réparation de soi » après une journée épuisante). Il note néanmoins que la différence de la culture ouvrière classique avec les cultures populaires actuelles est que la pratique centrifuge ne se revendiquait pas, le « nous » restait la valeur centrale. C’est ce « nous » ancien qui s’est défait, même si des formes antérieures d’individuation avaient pu cohabiter avec lui.

« Cet “entre-soi” populaire traduit le maintien d’une revendication de reconnaissance, et le mouvement des gilets jaunes est la manifestation concrète d’un désir politique collectif, toujours puissant au sein des classes populaires. »

Un « nous » ancien qui a pu exclure : Gérard Noiriel revient sur les « hommes de fer » de Longwy, et rappelle que le « nous » ouvrier local, constitué progressivement face au « nous » proposé par les patrons, a pu largement tenir à l’écart les immigrés d’Afrique du Nord.
Tous les auteurs reconnaissent la spécificité de notre époque. Depuis les années 1970, « l’insécurité sociale » (Robert Castel) a progressé et a prioritairement affecté les classes populaires. Le leadership économique est laissé aux entreprises, et on invite le travailleur à être entrepreneur de lui-même. Gérard Mauger rappelle que la reconnaissance sociale est passée de la sphère publique (la politique, le syndicalisme) vers la sphère privée (familiale). Marie-Pierre Pouly étudiant le développement du réseau Tupperware insiste sur l’incitation à la mise en forme d’un « récit de soi ». La segmentation sociale alimentée par le néolibéralisme a provoqué l’effondrement du « nous » ouvrier. Le monde ouvrier relativement unifié autour d’un « nous » plutôt masculin des ouvriers de l’industrie, s’est transformé en un monde populaire beaucoup plus éclaté, de plus en plus composé d’employées, des services aux particuliers et du soin aux autres. Cette évolution s’est traduite par un glissement du « nous » ancien à un « entre-soi », notamment familial, et cet ouvrage contribue avec brio à permettre d’approcher cette réalité, par d’importants développements empiriques.
Cet « entre-soi » populaire traduit enfin le maintien d’une revendication de reconnaissance, et le mouvement des gilets jaunes déjà évoqué, est la manifestation concrète d’un désir politique collectif toujours puissant au sein des classes populaires.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023