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Dans la bataille sur les retraites, la mobilisation des petites et moyennes communes s’avère massive, davantage même, proportionnel­lement, que celle des grandes villes. Si ces dernières voient désormais leurs services publics durement fragilisés comme dans toute la France (une quarantaine de bureaux fermée depuis 2014 à Paris, où le rectorat annonce, pour la rentrée 2023, près de 250 fermetures de classes), les territoires ruraux connaissent depuis déjà longtemps cette situation, mise en œuvre à partir des années 1980, lorsque l’impératif de rentabilité, avec son cortège de fermetures, mutualisations et limitations d’activité, a été substitué à celui d’offrir un service également accessible à tous sur l’ensemble du territoire. Dans ces cam­pagnes, comme veut le montrer l’ouvrage des sociologues Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne, publié aux éditions La Dispute en 2022, les habi­tantes sont parfois le pilier du lien social : fondé sur une enquête sociologique menée avant la crise sanitaire et centrée sur des jeunes femmes de parents ouvriers, employés, petits agriculteurs exploitants, petits artisans ou commerçants, dans des territoires ruraux marqués par un certain dynamisme économique et démographique, l’ouvrage souligne en effet le rôle fondamental joué par ces femmes dans des campagnes confrontées au déclin des services publics et au vieillissement de la population. Permettant de maintenir les services liés à la petite enfance, à l’enfance, au grand âge ; la vie culturelle et sportive ; l’activité économique et associative, etc., elles occupent une place pivot qui ne s’accompagne pourtant d’aucune reconnaissance économique et matérielle, ni symbolique ; plus encore, elles sont prises dans des systèmes d’échange dans lesquelles elles sont aussi essentielles que captives.

Des formations situées socialement 
L’ouvrage entend ainsi proposer une vision complexe de « celles qui restent » : « le choix de rester » n’est pas seulement la conséquence d’un manque de ressources, il est le produit d’un système d’interrelations, notamment lié aux institutions locales comme l’école, les missions locales, les entreprises ou les collectivités territoriales qui cherchent à les ancrer localement. Plus qualifiées que leurs parents ou que leurs conjoints, ces jeunes femmes, scolarisées via la voie profes­sionnelle ou l’enseignement agricole, dans un cadre où le baccalauréat apparaît pour beaucoup comme un horizon nécessaire et de fin d’études (le diplôme constitue ainsi un enjeu fort, en ce qu’il permet l’accès au métier, et la promotion sociale, mais aussi la respec­tabilité locale, le baccalauréat continuant de bénéficier d’une valeur symbolique importante). Leur scolarisation dans les secteurs du soin ou du service à la personne n’est pas seule­ment en conformité avec certaines dispositions sociale­ment construites comme féminines et avec certaines pratiques de socialisation ; elles relèvent aussi de la présence importante en milieu rural des formations des services liés au soin et à la personne, qui renforce ou impose leur « vocation ». L’ouvrage rappelle ainsi à tous ceux qui seraient prompts à envisager ces formations du soin comme universellement partagées par les femmes qu’elles sont situées socialement : si ces filières s’imposent comme destin privilégié d’un grand nombre de jeunes femmes des classes populaires stabilisées ou des petites classes moyennes, c’est parce qu’elles sont inscrites depuis longtemps dans un système de solidarités locales où elles prennent toute leur part, mais aussi où elles sont conduites à persévérer, notamment à travers l’orientation, et enfermées, car ces filières professionnelles concentrent les femmes dans un nombre très limité de spécialités, leur offrent moins de perspectives d’évolution scolaire que les spécialités indus­trielles et ne tiennent pas compte de la hiérarchie des diplômes de l’Éducation nationale (avec par exemple l’accès au diplôme d’aide-soignante de niveau 3 pour des enquêtées titulaires d’un bac technologique ou professionnel de niveau 4).

« Dans les campagnes, comme ailleurs, si des gouvernements entendent “rétablir l’égalité de salaires sans attendre 62 ou 64 ans” il va falloir bien autre chose que des mots et des index : un complet changement des logiques économiques et sociales, sur tout le territoire. »

Des mobilités pendulaires
Ces jeunes femmes se font les agentes, au sein des foyers, de la pénétration des normes éducatives dominantes, disposant de res­sources culturelles, sociales et économiques qu’elles peuvent opposer à leur mari ou concubin, en sorte qu’elles infléchissent l’organisation domes­tique tradition­nelle. Loin d’être sédentaires, elles sont confrontées très tôt à la mobilité, dans le cadre de leur scola­risation, parfois dès le primaire, elles ont élargi leur cercle relationnel par ces départs et scolarités prolongées, y ont construit de nouvelles amitiés, sans pour autant dissoudre leurs attaches à la commune d’origine. Ces mobilités pendulaires ne leur permettent pas néanmoins de s’attacher véritablement au nouveau territoire où elles effectuent ces scolarités ; elles les préparent à l’intériorisation de l’impératif de mobilité quotidienne recherché par les employeurs de l’économie locale, et qu’elles sont contraintes à accepter, fragilisées par l’expérience du chômage, accumulant également les emplois précaires pendant une « longue période d’insertion professionnelle ». Pour ne pas rompre avec d’autres attaches locales telles que l’emploi du conjoint, la proximité et la solidarité familiale, ces jeunes femmes sont conduites à accepter instabilité, horaires décalés, temps partiel, bas salaires, travail répétitif et soumises à un rythme intense, isolement ; pour résister à ces conditions de travail éprouvantes, dans un secteur où les syndicats ne sont pas assez présents et où les collectifs de travail sont rares, elles ne peuvent mobiliser que l’arme de la défection professionnelle, qui fragilise peu ce système de gestion de main-d’œuvre. Si elles n’hésitent pas à prendre le risque de l’entreprenariat, elles se trouvent prises au sein de liens d’interdépendance tissés avec la clientèle, la patientèle ou la parentèle – le privé et l’intimité ont bien une dimension sociale – difficiles à rompre, et qui les conduisent à porter dans leurs emplois un engagement physique et moral qui peut aller jusqu’à la rupture corporelle et mentale.
Si l’ouvrage s’attache à restituer toute la complexité des trajectoires de ces femmes « qui restent », il souligne aussi combien le chemin vers l’égalité femmes-hommes implique de renverser la table : rôle de l’école dans l’im­position d’une « vocation féminine » au lien social, préca­risation et pressurisation par le patronat et par les collectivités locales, dans un contexte de course au profit et de destruction des services publics. Dans les cam­pagnes, comme ail­leurs, si des gouvernements enten­dent « réta­blir l’égalité de salaires sans attendre 62 ou 64 ans », comme le prétend le gouvernement actuel pour justifier la diminution des trimestres liés à la maternité, il va falloir bien autre chose que des mots et des index : un complet changement des logi­ques écono­miques et sociales, sur tout le territoire.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023