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La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires
Olivier Masclet, Séverine Misset et Tristan Poullaouec,
Paris, Le Cavalier Bleu, 2019

Par le biais d’une série d’articles qui sont autant de réponses à des idées reçues mais largement diffusées médiatiquement, l’ouvrage codirigé par Olivier Masclet, Séverine Misset et Tristan Poullaouec, La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires, tente un panorama synthétique de cette couche sociale qui regroupe ouvriers et employés, à travers de courts chapitres égrenant différents préjugés (« les jeunes des classes populaires ne veulent plus travailler » ; « dans les classes populaires, on ne prend pas soin de sa santé » ; « le football est le sport des classes populaires », etc.), qui sont classés en trois parties, autant de gros stéréotypes (« Les classes populaires, des citoyens de seconde zone » ; « Les classes populaires : des gens hors normes » et « Les classes populaires : une classe “moyenne”) » : dans chacun d’eux, les auteurs proposent une synthèse des travaux menés en sociologie, qui permettent d’infirmer ces idées fausses, en proposant une lecture du réel plus complexe et nuancée (parfois toutefois au risque de perdre l’essentiel : comment considérer que les femmes qui, dans les activités liées au foyer, négocient une certaine forme de pouvoir « qui passe par un contrôle de l’économie domestique mais aussi surtout par une mainmise sur les relations dans la parenté » aient véritablement le pouvoir dans leur famille ?). Un tel ouvrage est salutaire, pour aller à l’encontre de l’idéologie dominante, tant celle-ci infuse les réseaux politico-médiatiques, qui organisent le mépris et la culpabilisation des univers populaires : « faute de goût en regardant trop la télévision, faute éducative des parents jugés insuffisants ou démissionnaires, faute civique de ne pas voter ou de mal voter, faute de ne pas être solidaires en profitant des allocations diverses, faute écologique en roulant au diesel » (une idéologie si prégnante qu’elle explique que certains aient interprété l’opposition dressée à la Fête de l’Humanité par Fabien Roussel entre travail et allocations sociales comme stigmatisantes, alors qu’il n’y plaçait évidemment aucun jugement moral !), tandis qu’un autre discours tend à une vision misérabiliste (celle d’un François Hollande et de sa phrase : « je vois les gens qui viennent vers moi dans les manifestations, ce sont des pauvres, ils sont sans dents », mais aussi celles qu’on retrouve dans la littérature contemporaine, notamment celle qui porte sur les trajectoires de transclasses).

« Un tel ouvrage est salutaire, pour aller à l’encontre de l’idéologie dominante, tant celle-ci infuse les réseaux politico-médiatiques, qui organisent le mépris et la culpabilisation des univers populaires. »

Un « vaste salariat subalterne »
Toutefois, l’intérêt majeur de cette lecture ne réside pas seulement dans la dénonciation de préjugés, mais se trouve surtout dans sa volonté de dessiner des identifiants communs aux catégories populaires, à partir desquels les auteurs justifient le fait d’utiliser le terme de « classes », au pluriel, pour désigner ce groupe formé par les employés et les ouvriers, les premiers « ouvriérisés » dans leurs conditions de travail (cadence élevée, parcellisation des tâches, faible autonomie, etc.), les seconds se trouvant « tertiarisés » (travail comportant une part plus importante de tâches infraproductives, comme la logistique ou la manutention ; situations de contact avec le public ou la clientèle) : au-delà de ces nouvelles proximités entre ouvriers et employés, les auteurs jugent en effet qu’ils forment un « vaste salariat subalterne », éloigné des professions inter­médiaires et des cadres au plan du travail effectué et des condi­tions d’emploi. Il ne s’agit pas là de mener une guerre de mots, mais de repenser l’identité de la classe révolutionnaire et des groupes qui peuvent trouver intérêt à la rejoindre, dans un contexte de réaffirmation de l’existence de la lutte des classes comme processus moteur de transformation de la société. En effet, lorsque la classe ouvrière a été – trop – rapidement enterrée dans les discours politiques et médiatiques et dans les imaginaires (elle regroupe pourtant encore 20 % de la population active en France, et n’a cessé de croître au niveau international), à la faveur des transformations du monde du travail et de l’éclatement et de la recomposition de cette classe, d’autres catégories ont été forgées, ont été reprises dans les réseaux et espaces politico-médiatiques, et ont porté avec elles de nouvelles interprétations de l’organisation sociale et des dominations : le terme de « classe moyenne » vise ainsi, comme l’expliquait déjà le sociologue Jean Lojkine dans le numéro 24 de la Revue du Projet – l’ancien Cause Commune –, « à démontrer que le clivage de classe (prolétariat/classe capitaliste) s’effacerait grâce aux mécanismes de la mobilité sociale ascendante et au rapprochement des revenus ouvriers et des revenus cadres ; on arriverait ainsi à un “ groupe central” incluant 80 % de la population, allant des ouvriers qualifiés ou à statut aux cadres supérieurs, le résidu étant composé des “exclus“ qu’il faudrait réinsérer dans le groupe central. » L’opposition « inclus »/« exclus », « in »/« out », s’est dès lors imposée aux États-Unis, masquant les rapports de force et de pouvoir entre les groupes sociaux ; or elle est largement erronée : les « classes populaires » ne sont pas forcément « les pauvres », puisqu’elles englobent, en même temps que des catégories cumulant bas diplômes et bas revenus, également des catégories proches des classes moyennes comme les employés administratifs d’entreprise, les policiers ou les militaires, dont le niveau de diplôme est très supérieur au baccalauréat et le niveau de salaire supérieur au SMIC ; de même, la notion de « France périphérique » mise en avant par Christophe Guilluy, qui dépeint une France fracturée en deux, celle des métropoles, tirant profit de la mondialisation, et l’autre, « périphérique », délaissée par les pouvoirs publics et dernier refuge des classes populaires, apparaît comme trop simpliste : la majorité de la population réside aujourd’hui dans des territoires mixtes socialement – les espaces les plus ségrégués étant les beaux quartiers –, et les ménages poussés par les politiques étatiques à l’achat d’une maison individuelle ne sont pas particulièrement démunis, mais appartiennent au contraire aux fractions populaires stables.

Mobilisations et vote
L’ouvrage laisse apercevoir des mobilisations passées ou possibles, du combat des clavistes, qui choisissaient les articles, dans les journaux, mais n’étaient pas considérées comme ouvrières du livre, pour obtenir une qualification nouvelle – la reconnaissance des apprentissages étant bien l’objet d’un rapport de force entre employeurs et salariés – à la mise en lumière de l’invisibilisation des savoir-faire des aides à domicile (majoritairement des femmes), non reconnus comme des qualifications pendant l’embauche, car considérés comme « naturels », en passant par la précarisation du jeune travailleur (les 15-19 ans constituent en France le quart des ouvriers), à travers des statuts déro­gatoires au droit du travail au nom des poli­tiques publiques d’insertion des jeunes (alternance, contrats de profes­sionna­li­sa­tion, etc.). Car des mobilisations existent, à condition d’en trouver les bons leviers : alors que les cadres sont plus portés vers un syndicalisme de services, les ouvriers adhérant à un syndicat s’y révèlent plus souvent actifs ; contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’électorat populaire de gauche n’a pas basculé dans l’extrême droite : ouvriers et employés représentent une population nombreuse (la moitié des actifs et une part majoritaire des retraités), dont le vote répond fatalement à des logiques diverses, mais où l’on retrouve trois moteurs : la défiance à l’égard de la politique et de ses représentants habituels (en particulier depuis le tournant libéral du Parti socialiste) ; le besoin de sécurisation dans le contexte d’une menace accrue du chômage et de la précarité ; la proximité sociale supposée, construite par la présence sur les listes locales du RN/FN de représentants ouvriers, employés des services ou artisans, ainsi que par la « gouaille » de sa cheffe – stratégiquement opposée aux manières policées des adversaires politiques. Chez cette fraction des ouvriers et employés votant FN/RN, c’est le « souci de respectabilité » qui domine, mais qui l’entraîne vers un conservatisme moral et une exclusion de l’étranger, tandis que le basculement de l’électorat populaire de gauche est plutôt à rechercher dans l’abstention, que les enquêtes « sorties des urnes » négligent, mais aussi dans la non-inscription sur les listes électorales.

Marine Miquel est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune32 • janvier/février 2023