Par

On trouvait par exemple le dernier Alessandro Piperno. Ce roman a le don d’intriguer dès les premières pages. Du narrateur, on sait qu’il est fils unique ; qu’il a grandi à l’est de Rome, entre un père et une mère totalement dissemblables et que ces parents vont vite disparaître. C’est à peu près tout. Le père, représentant d’électroménager, est un homme affectueux, fantasque, dépensier. Une sorte de géant (c’est ainsi que son fils le voyait), fasciné par les belles voitures et se disant marxiste. La mère est professeur de mathématiques, austère, énigmatique, anxieuse. Elle passe pour une excellente enseignante.
Problème : cette famille est ravagée par les problèmes d’argent, causes de disputes permanentes : « Seul quelqu’un qui est né dans une zone sismique ou sur les flancs d’un volcan en activité peut se faire une idée relativement juste de ce que signifie venir au monde dans une famille endettée jusqu’au cou. Même si vous n’y pensez pas toute la journée, vous développez de formidables capacités de perceptions, exaltées par une imagination catastrophiste. Le niveau d’alerte est tel qu’il en perd tout caractère extraordinaire. »

À l’adolescence, alors que la situation du narrateur est chaotique, voici que la famille de la mère apparaît. Et le jeune homme découvre alors non seulement qu’il est juif mais que cette branche de son arbre généalogique est très aisée. Sa vie va changer du tout au tout. Parce que ses géniteurs disparaissent peu après dans des conditions particulièrement dramatiques, sa vie bascule. Il change de nom, de quartier, de milieu social, d’école. Adopté par l’oncle Gianni, avocat illustre et célibataire extravagant, le garçon va évoluer dans le monde de la grande bourgeoisie romaine, fréquenter la jeunesse dorée, découvrir leur esprit de caste, les mondanités, le cynisme affiché. Pourtant son histoire familiale le hante et sa « faute », c’est à la fois le sentiment de renier ses géniteurs et de mentir sur son identité. Les fantômes des parents le poursuivront sa vie durant. Une confession qui mêle tragédie et comédie, une plume raffinée, un roman sur la famille, ses dysfonctionnements, ses ravages.

« Amerigo est l’hôte d’une famille rouge de chez rouges. Les trois enfants se prénomment :Rivo, Luzio et Nario, ce qui, pris ensemble, veut donc dire Rivoluzionario (Révolutionnaire). »

« Ma muse c’était la famille. Une muse noire et récalcitrante avec laquelle je ne pactiserais jamais. » Un récit à la fois allègre et mélancolique. L’auteur s’impose en 2005 avec Les pires intentions ; il recevra le prix Strega (le Goncourt italien) pour Inséparable.

L’Italie encore : le roman Le train des enfants est inspiré d’une histoire vraie, comme on dit. De 1946 à 1952, à l’initiative du Parti communiste italien (et de l’Union des femmes communistes), soixante-dix mille enfants du Sud italien vont séjourner, plusieurs mois durant, dans les villes du Nord, réputées plus prospères, en Toscane notamment, où ils profiteront de l’hospitalité de familles rouges, fréquenteront leur école, se familiariseront avec des lieux de culture. Viola Ardone donne à cet épisode de l’histoire italienne une belle force romanesque. Nous sommes à Naples en 1946. Le petit Amerigo, huit ans, est un garçon malin, débrouillard et en manque de tout, en manque de père, évaporé, en manque d’affection de la part d’une mère trop rude à la tâche. Amerigo est du voyage vers le Nord. L’organisation du déplacement suscite de vives réactions de la droite locale, des milieux cléricaux. Tout est fait pour saboter l’initiative ; on raconte que les enfants finiront en Sibérie, qu’ils vont mourir de froid. En vain. Superbe scène du départ en gare de Naples : les petits voyageurs, chaudement habillés par les organisateurs, redonnent par les fenêtres des wagons leurs nouveaux manteaux pour en faire profiter la fratrie restée sur place !

Arrivé à Modène, Amerigo est l’hôte d’une famille rouge de chez rouges. Les trois enfants se prénomment Rivo, Luzio et Nario, ce qui, pris ensemble, veut donc dire Révolution ! Le père est réparateur de piano et initie Amerigo à la musique, au violon. Quand il s’agira de quitter cette famille « Révolution », le chagrin sera au rendez-vous. Le retour à Naples sera rude pour le jeune garçon, ses retrouvailles avec sa mère devenues désormais impossibles. « On est coupés en deux » dit-il. Alors Amerigo fugue. Et Viola Ardone l’imagine, en 1994, quinquagénaire, devenu artiste, et adressant à sa génitrice, décédée, un ultime message : « On s’aimait de loin ! »

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023