Pour célébrer la panthéonisation de Mélinée et Missak Manouchian, la rubrique Lire de Cause commune propose un parcours de lecture dans la production éditoriale récente. Il va de soi que nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité, mais les quelques propositions ci-dessous devraient satisfaire les lecteurs désireux de mieux se renseigner sur deux authentiques héros.
Par Hoël Le Moal et Gérard Streiff
Une synthèse historique richement illustrée
Manouchian
Astrig Atamian, Claire Mouradian, Denis Peschanski (Textuel, 2023)
Grâce à des fonds d’archives peu explorés jusqu’alors, les auteurs replacent la vie des Manouchian dans la longue durée depuis l’exil. Amené à devenir un ouvrage de référence, Manouchian inscrit Mélinée et Missak dans le cadre plus large du sort réservé aux Arméniens dans l’Empire ottoman. Des documents impressionnants permettent de saisir l’horreur génocidaire à partir de 1915 : entre 1,2 et 1,5 million de morts, les deux tiers de la population arménienne vivant au sein de l’Empire. L’enfance des Manouchian est celle d’orphelins, et leur entrée dans l’âge adulte se fait par « l’engagement et l’impôt du sang dans le pays d’accueil, tout en gardant l’attachement à la patrie des origines ».
Si Claire Mouradian se charge de la partie antérieure à 1924, ce sont Astrig Atamian et Denis Peschanski qui traitent de l’engagement des Manouchian en France, d’où ressort le rôle central du HOC (ou HOK), le Comité d’aide à l’Arménie. On ne peut être que touché par les photographies présentant les Aznavourian, comme cette dédicace de Charles Aznavour à Mélinée en 1944 : « Plein d’espérance de se revoir en URSS dans un avenir très proche ».
à partir de 1939, Missak devient « indésirable » en raison de ses origines et de ses idées politiques, avant d’entrer dans la lutte armée. L’auteur parvient parfaitement à restituer le fonctionnement des FTPF, des différents détachements de la MOI. 1943 : tout s’accélère. Manouchian rejoint la direction centrale des FTP-MOI de la région parisienne, qui « sont alors pratiquement les seuls à mener la lutte armée à Paris » sous l’effet de la répression. Soyons clairs : ils ne sont plus que soixante-cinq à l’été 1943.
Au sujet de la fin de Manouchian, les auteurs de l’ouvrage affirment : « Parmi les hypothèses sur les raisons de la chute du groupe, la plus probante est sans doute l’inégalité du rapport des forces en présence. » Les filatures de la police française permettent de mettre la main sur Dawidowicz, commissaire politique des FTP-MOI, qui trahit.
Ce qui est particulièrement remarquable dans l’ouvrage est le travail mené pour saisir « les aléas de la mémoire » (titre de la dernière partie du livre) : mémoire politique (celle du PCF), mémoire littéraire (Eluard en 1951, Aragon en 1955), conflits de mémoires (le documentaire problématique Des terroristes à la retraite).
On admire la synthèse mais on peut parfois regretter le côté un peu solennel, sans doute lié à la proche panthéonisation.
N.B. : Denis Peschanski est l’auteur avec Stéphane Courtois et Adam Rayski du Sang des étrangers, premier travail historique d’ampleur sur la MOI (Fayard, 1989). En février 2024 paraît Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI, de Dimitri Manessis et Jean Vigreux aux éditions Libertalia.
Une biographie à hauteur d'homme et de femme
Missak et Mélinée Manouchian, un couple en résistance
Gérard Streiff
(l'Archipel, 2024)
Notre ami et camarade Gérard Streiff fait paraître la première biographie croisée de Missak et Mélinée. La préface de Didier Daeninckx évoque un des textes les plus bouleversants de la littérature communiste : la dernière lettre de Missak, où celui-ci défie la mort en exprimant à la fois la passion amoureuse et l’amour de la poésie (« Adieu. Ton ami. Ton camarade. Ton mari Manouchian Michel »).
Gérard Streiff nous donne le premier poème connu de Missak, à l’âge de 13 ans : « Un charmant petit enfant / A songé toute une nuit durant / Qu’il fera à l’aube pourpre et douce / Des bouquets de rose ». Il rappelle que Mélinée ne s’appelle Assadourian que par une erreur d’enregistrement à son arrivée en France, et que le nom de son père, directeur des postes à Constantinople, était Soukémian. Le traitement des immigrés dans le pays des Droits de l’homme...
L’auteur, dans un style très clair, direct et efficace, se place à la hauteur de ses protagonistes : attentif à leurs états d’âme, à leurs idées, au sport que Missak pratiquait assidûment : « Il était beau comme une statue grecque », répétait Mélinée. Mais on ne délaisse jamais la grande histoire, la politique, tout en suivant autant l’individu que le collectif auquel il appartient : la communauté arménienne, le PCF (Missak est délégué au congrès d’Arles en 1937), le Comité de secours pour l'Arménie. La personnalité de Missak est remarquable, d’abord aux yeux de Mélinée : ainsi ces devises accrochées au mur de la chambre, « Apprendre, apprendre, apprendre ».
Biographie intime : Mélinée tombe enceinte en 1940. « Il me paraissait évident que je ne pouvais pas garder l’enfant que je portais », puisque son travail de militante la requiert. Plus tard, on suit pas à pas leur intégration dans la résistance via la MOI, l’implication de Mélinée dans le « travail allemand » (la propagande risquée à destination des occupants), le passage dans la clandestinité. Gérard Streiff insiste sur le rôle terrible de la police française, plus que supplétive de la Gestapo.
La place des femmes est soulignée : dans la rafle de novembre 1943, elles sont vingt et une parmi les soixante-huit résistants arrêtés.
Attaché à la signification politique des actions du groupe Manouchian, l’auteur s’intéresse de près au procès des vingt-trois, à la couverture médiatique de l’événement, à la portée symbolique de l’Affiche rouge. Une très belle biographie croisée.
Un témoignage essentiel
Manouchian
Mélinée Manouchian (Parenthèses, 2023)
Les éditions Parenthèses proposent une très belle réédition des mémoires de Mélinée Manouchian parues une première fois en 1974 chez les Éditeurs français réunis, trente ans après la mort de Missak, « trente ans d’une vie qui n’a pas toujours été aussi heureuse que l’espérait Manouchian », écrivait Mélinée. Préfacé par Katia Guiragossian, la petite-fille d’Armène, sœur de Mélinée, et accompagné de cent-cinquante pages de documents, l’autrice nous permet d’accéder à ses pensées et à la manière qu’elle a eu de vivre son amour pour Missak, leur vie politique en résistance, et la cruelle séparation.
Suivant une chronologie de l’intime, rappelant qu’elle vient d’un milieu plutôt intellectuel quand Manouchian est d’origine paysanne, elle est placée à l’orphelinat de 4 à 18 ans. En 1934 au gala du HOC elle rencontre Missak qui lui fait l’effet d’un butor. Ce sont les descriptions de la communauté arménienne de Paris (le poète Tchobanian qui corrige les textes de Missak), et le temps du quotidien, d’abord constitué par l’action politique et militante, qui les accapare. L’intérêt essentiel de l’ouvrage est d’être au plus près du couple (les doutes de Missak en octobre 1943, le sentiment d’être filé en permanence dans la rue), de vérifier l’incroyable courage de Mélinée (lors de l’internement de Missak, elle se rend au camp de prisonniers pour transmettre des vivres et des vêtements, et manque d’être tuée par les gardes). La dernière nuit entre eux est un grand moment du livre : Missak veut lui apprendre le maniement d’une arme : « Jamais je ne l’avais vu dans un état pareil. »
On peut regretter les quelques erreurs factuelles (« Gestapo » au lieu de police française...) et l’insistance sur la supposée responsabilité de Boris Holban dans l’arrestation de Missak, ce qui a été infirmé depuis. Mais l’ouvrage présente une belle puissance d’évocation.
L’édition est surtout riche de nombreux documents : des tracts, des extraits de journaux collabos et résistants, le magnifique texte de D’Astier de La Vigerie en 1964, « nos frères clandestins, les apatrides », les poèmes de Manouchian.
Pour aller plus loin : sous le titre Ivre d'un grand rêve de liberté, la poésie de Missak est éditée chez Points (2024).
Dans la fiction
Missak
Didier Daeninckx
Dans Missak, l’enquête-roman de Didier Daeninckx, publiée chez Perrin en 2009, ressortie chez Folio, l’auteur nous replonge dans l’année 1955, l’année du poème d’Aragon « Strophes pour se souvenir ». Un journaliste de L’Humanité, Louis Dragère, revisite, à la demande de la direction du PCF, la vie du chef des détachements FTP-MOI parisiens, alors qu’on va inaugurer (enfin) dans la capitale une rue dédiée à son groupe. Ses investigations serrées vont le conduire à reconstituer les différentes étapes du périple de Manouchian depuis ses origines familiales du côté de l’Empire ottoman, le génocide arménien, l’exode, le séjour à Beyrouth jusqu’à l’arrivée en France. Voici bientôt le Manouchian ouvrier et artiste, militant et grand dévoreur de livres, poète, traducteur de Baudelaire, de Verlaine et de Rimbaud pour des revues de la communauté arménienne ; voici les familiers, les amis (belle présence des Aznavourian). S’invitent dans ce récit des personnages tels que Jacques Duclos, Louis Aragon, Charles Tillon, Henri Krasucki. Sont évoquées les actions militaires de Manouchian et des siens, dont la plus retentissante fut l’exécution du colonel nazi Julius Ritter, le 28 septembre 1943, la traque et l’arrestation du groupe. On prend la mesure ici de la terrible ténacité de la police politique française, les brigades spéciales des renseignements généraux, engagées dans la chasse aux résistants communistes.
Didier Daeninckx une nouvelle fois manifeste sa parfaite maîtrise de l’histoire. Le livre, nourri d’archives, révèle des acteurs étonnants, comme cet ancien responsable de l’Arménie soviétique, Armenak Manoukian, proche de l’entourage de Trotski, dissident précoce et intime de Manouchian. Toutefois, Missak n’est pas un essai historique, c’est bien un roman, et un roman noir. On a beau connaître la fin de l’histoire, l’auteur ne nous propose pas moins un véritable roman à suspense où on découvre peu à peu les circonstances de la chute de Manouchian et des siens. Un roman policier avec son lot de guet-apens, ses hordes de flics (deux cents inspecteurs mobilisés au plus fort moment), des filatures époustouflantes, des traques et des traîtres. Dans sa dernière lettre, Missak dira : « Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et à ceux qui nous ont vendus. » Le livre sait aussi reconstituer l’atmosphère de ces quartiers populaires parisiens des années 1950 où l’on allait voir Ça va barder de John Berry et où l’on chantait « Mon pote le gitan ».
Pour aller plus loin : aux Arènes BD, parution en janvier 2024 de: Missak Manouchian : une vie héroïque bande dessinée écrite par Didier Daeninckx et illustrée par Mako.
Cause commune n° 37 • janvier/février 2024