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David Harvey confronte ses analyses aux principaux concepts marxistes, tout en les projetant dans l’actualité et les conditions matérielles des XXe et XXIe siècles.

Pour ceux que tétanise l’abordage du continent qu’est Le Capital, David Harvey apparaît comme un vulgarisateur essentiel. Historien de formation avec une thèse d’histoire régionale dans les années 1960, il se spécialise en géographie urbaine dans une perspective matérialiste, le tardif Paris, capitale de la modernité (Les prairies ordinaires, 2012) le démontrant avec brio. C’est dans les années 2000 que les travaux de David Harvey rencontrent un réel écho dans les milieux intellectuels et militants. La parution de sa Brève histoire du néolibéralisme (Les prairies ordinaires, 2014) suivie de son Companion to Marx’s Capital l’ancrent parmi les marxistes qui comptent. Si les éditions Amsterdam ont fait paraître récemment (2020) la traduction de son maître ouvrage Les Limites du capital, c’est à un autre livre, plus léger, que nous nous intéressons ici. Les éditions Zulma ont eu en effet la bonne idée de proposer aux lecteurs francophones Les Chroniques anticapitalistes qui apparaissent comme une plaisante introduction à l’œuvre de David Harvey.
Avec le People’s Forum de New York, l’auteur fabrique en 2019 et 2020 une série de podcasts, sans plan prédéfini. Ce sont d’ailleurs les seules réserves qu’on peut adresser à l’ouvrage : le découpage en courts chapitres suit le propos oral de l’auteur et ne permet pas toujours de bien recomposer son ambition intellectuelle globale. Fractionnement adapté aux brèves plages de lecture, mais plutôt que de picorer en fonction du titre des rubriques, on invite à lire l’ensemble de ces chroniques. David Harvey y confronte ses analyses aux principaux concepts marxistes, tout en les projetant dans l’actualité et les conditions matérielles des XXe et XXIe siècles. Il résume son ambition : « Une des choses les plus plaisantes qu’on peut faire avec Marx, c’est d’adapter ses idées qui datent de l’époque victorienne au contexte actuel. »

Le néolibéralisme est la politique du capital
David Harvey ouvre ses chroniques par un retour sur l’essai qui l’a rendu célèbre dans les années 2000. Il définit le néolibéralisme comme un projet de la classe capitaliste visant à l’accumulation, une réponse forgée dans les années 1970 à la menace que représentait le pouvoir croissant des travailleurs. David Harvey rappelle que le néolibéralisme a toujours besoin d’un État fort pour soutenir le capital. Il donne ainsi l’exemple sidérant de l’entreprise taïwanaise Foxconn n’acceptant de s’installer dans le Wisconsin qu’à la condition de recevoir d’énormes subventions publiques justifiées par cet État comme seules permettant de maintenir l’emploi industriel dans la région.

« Pour Marx, “le domaine de la liberté commence là où cesse le domaine de la nécessité” : la société doit pourvoir aux besoins fondamentaux, et là seulement commence la liberté. »

La crise de 2007-2008 a prouvé, selon Harvey, que le néolibéralisme a échoué et, s’il n’est pas pour autant mort, il n’a plus de légitimité. C’est la perte du soutien populaire nécessaire à sa perpétuation qui conduit les néolibéraux à s’allier aux populistes de droite et aux néofascistes un peu partout. Si le mouvement Occupy dénonce les 1% en 2011, les coupables désignés par la droite sont les immigrés et la concurrence étrangère. Pour sauver le capitalisme, il s’agit au plus vite d’installer ce récit afin de masquer les vrais responsables : les capitalistes. David Harvey remarque ainsi que le conseiller économique de Bolsonaro est Paulo Guedes, de l’école de Chicago, favorable aux privatisations et à l’austérité fiscale, et que l’élection du « Trump brésilien » produit le jour même une hausse de 6% à la bourse de Sao Paulo. La classe capitaliste n’est pas homogène, rappelle David Harvey, mais elle a partout tendance à s’allier aux mouvements de droite dure pour rechercher des « mécanismes de soutien populaire ».
L’auteur pense alors la possibilité d’un programme socialiste, qui supposerait de préserver ce qui est fondamental dans la production, alors que selon lui le capitalisme est devenu trop gros pour survivre sans conflits. Dans le chapitre « Socialisme et liberté », David Harvey cite Marx, « le domaine de la liberté commence là où cesse le domaine de la nécessité » : la société doit pourvoir aux besoins fondamentaux, et là seulement commence la liberté. Le problème est que dans une société capitaliste on met en avant de « mauvaises libertés » (Karl Polanyi), comme celle de profiter de catastrophes naturelles pour s’enrichir. Les limites environnementales sont celles du capitalisme.

Quelle géopolitique du capitalisme ?
Le cœur de l’ouvrage est consacré à la circulation du capital. Dès le début de ses chroniques, David Harvey observe avec inquiétude que la taille de l’économie mondiale double tous les vingt-cinq ans, passant de 40 000 milliards de dollars en 2000 à 80 000 milliards aujourd’hui. Il note par conséquent que la circulation mondiale du capital ne peut être une question évacuée dans le cadre de l’édification d’un programme socialiste. La logique capitaliste est dès le départ fondée sur la circulation de ce capital, et elle rentre frontalement en opposition avec la logique territoriale de l’État. David Harvey montre de façon convaincante que chaque phase du développement capitaliste s’est traduite par une « solution spatiale ». Par exemple, la saturation du marché intérieur anglais après les années 1850 conduit les investisseurs britanniques à prêter à l’Argentine qui achètera avec ce capital anglais des infrastructures fabriquées en Grande-Bretagne. De même, le plan Marshall apparaît évidemment comme un moyen d’absorber les surplus du capital américain, mais aussi comme une façon de rebâtir en Europe des « sites d’accumulation du capital ». L’ordre néolibéral a enfin accéléré cette circulation en supprimant toute forme de contrôle des capitaux. David Harvey propose une analyse élégante qui mêle économie marxiste et géographie de la mondialisation.

« David Harvey rappelle que “la réaction capitaliste [à la crise] n’a pas forcément été d’augmenter les salaires mais de baisser le prix des biens de consommation” pour accentuer le consumérisme. »

Dans la géopolitique du capitalisme proposée par l’ouvrage, la Chine occupe une place importante : elle est la puissance qui « sauve » le capitalisme en 2007-2008 par son expansion économique et qui voit en 2008 ses exportations de capitaux dépasser les investissements étrangers chez elle.

Accumulation primitive/accumulation par dépossession
David Harvey profite de ses chroniques pour compléter avantageusement le corpus marxiste. Dans la 7e section du Capital, Marx explique comment celui-ci est né, loin de l’idée d’accumulation vertueuse mais « en lettres de sang et de feu ». Il y a eu expropriation de la terre (les enclosures anglaises), et cette accumulation continue comme le montre l’absorption par le capital de régions qui jusqu’alors lui échappaient : la coercition du prolétariat est le vecteur de l’accumulation primitive. David Harvey y ajoute l’accumulation « par dépossession » : la « richesse déjà accumulée » est accaparée par certains secteurs du capital au détriment des secteurs utilement productifs. Ainsi le rachat d’entreprises par des monopoles ou la réévaluation des valeurs d’actifs n’ont, selon Harvey, rien à voir avec l’accumulation primitive, tout comme le pillage de services publics sous Thatcher : « Le capitalisme industriel s’est de plus en plus subordonné au capitalisme marchand et au modèle rentier. »

« La classe capitaliste n’est pas homogène, mais elle a partout tendance à s’allier aux mouvements de droite dure pour rechercher des “mécanismes de soutien populaire”. »

Consommation et aliénation
Enfin, et c’est un des intérêts notables du livre, l’auteur propose une approche renouvelée du consumérisme dans le capitalisme contemporain. Une des chroniques porte sur « l’érosion des choix du consommateur » puisque le capital ne promeut que des « formes non autonomes de consumérisme ». Empruntant à André Gorz l’idée de « consumérisme compensatoire » (l’achat de produits doit compenser « le temps épouvantable passé au travail »), David Harvey rappelle que « la réaction capitaliste [à la crise] n’a pas forcément été d’augmenter les salaires mais de baisser le prix des biens de consommation » pour accentuer ce consumérisme. Les produits éphémères, l’industrie du spectacle et ses énormes capitaux mobilisés pour des films et des séries vite consommés et jetés, prouvent que ce « consumérisme compensatoire » est une aliénation qui double celle du travail. « La condition subjective d’aliénation créé une distance entre le processus de travail et le sentiment de satisfaction ou de fierté qui peut en découler. » Dans le capitalisme contemporain, le travail n’a qu’une valeur d’usage, c’est un facteur de production « jetable », ce qui conduit notamment General Motors à ne plus se considérer comme un constructeur automobile mais comme une « entreprise de haute technologie », si possible avec beaucoup de machines et peu de travailleurs.
Pourtant, le combat anticapitaliste ne passera que par l’autoémancipation des travailleurs, ce qui suppose des formes d’action collective. Chroniques anticapitalistes est à mettre entre les mains de tous ces militants de gauche qui douteraient encore de l’actualité de la pensée marxiste.

Hoël Le Moal est historien. Il est membre du comité 
de rédaction de Cause commune.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023